Marcel Aymé Derrière chez Martin BeQ Marcel Aymé Derrière chez Martin nouvelles

Marcel Aymé Derrière chez Martin BeQ Marcel Aymé Derrière chez Martin nouvelles La Bibliothèque électronique du Québec Collection Classiques du 20e siècle Volume 394 : version 1.0 2 Du même auteur, à la Bibliothèque : Le passe-muraille La jument verte 3 Derrière chez Martin Édition de référence : Œuvres romanesques complètes. Gallimard, La Pléïade. 4 Le romancier Martin Il y avait un romancier, son nom était Martin, qui ne pouvait pas s’empêcher de faire mourir les principaux personnages de ses livres, et même les personnages de moindre importance. Tous ces pauvres gens, pleins de vigueur et d’espoir au premier chapitre, mouraient comme d’épidémie dans les vingt ou trente dernières pages, et bien souvent dans la force de l’âge. Ces hécatombes avaient fini par faire du tort à l’auteur. On disait ordinairement qu’il avait un génie magnifique, mais que tant de morts prématurées rendaient par trop déprimante la lecture de ses romans les plus beaux. Et on le lisait de moins en moins. La critique elle-même, qui avait encouragé ses débuts, commençait à se lasser d’une aussi sombre disposition, insinuant que cet auteur était « à côté de la vie » et l’écrivant même. Martin, pourtant, était un homme très bon. Il 5 aimait bien ses personnages et n’aurait pas demandé mieux que de leur assurer une longue existence, mais c’était plus fort que lui. Dès qu’il arrivait vers les derniers chapitres, les héros de ses romans lui claquaient dans la main. Il avait beau s’ingénier à les garder saufs, toujours survenait-il quelque fatalité qui les lui ravissait. Une fois, il avait réussi, en sacrifiant d’ailleurs tous les autres personnages, à faire vivre une héroïne jusqu’à la dernière page, et déjà il se félicitait lorsqu’une embolie emporta la pauvre fille à quinze lignes de la fin. Une autre fois, il avait entrepris d’écrire un roman dont l’action se passait dans une école maternelle, afin que les plus âgés de ses personnages n’eussent pas plus de cinq ans. Il pensait avec raison que l’innocence de cet âge, comme aussi bien la vraisemblance, désarmeraient l’implacable destin. Par malheur, il s’était laissé aller à écrire un roman-fleuve, si bien qu’au bout de quinze cents pages, les bambins étant devenus vieillards branlants, il n’avait pu résister à recueillir leur dernier soupir. Un jour, Martin se trouvait dans le bureau de 6 son éditeur auquel il demandait une avance d’argent avec un sourire modeste. L’éditeur souriait aussi, mais d’un air qui ne disait rien de bon, et en effet, détournant la conversation, il demanda : « À propos, est-ce que vous nous préparez un roman ? – Oui, justement, répondit Martin. J’en ai déjà écrit plus du tiers. – Et vous êtes content ? – Oh ! oui, fit Martin avec chaleur, je suis vraiment content. Je ne voudrais pas me flatter, mais je crois n’avoir jamais été aussi heureux dans le choix des personnages et des situations. Tenez, je vais vous dire en deux mots de quoi il s’agit. » Et Martin exposa le sujet de son roman. C’était l’histoire d’un chef de bureau, nommé Alfred Soubiron, âgé de quarante-cinq ans, qui avait des yeux bleus et une petite moustache noire. Cet excellent homme vivait heureux avec son épouse et son jeune fils, lorsque sa belle- 7 mère, soudain rajeunie par une opération de chirurgie esthétique, lui inspirait une passion incestueuse qui ne le laissait plus en repos. « Ah ! ah ! très bien, murmura l’éditeur, très bien... mais dites-moi : sous les apparences de la jeunesse, la belle-mère de ce monsieur Soubiron n’en a pas moins soixante et onze ans... – Justement ! s’écria Martin. C’est là un des aspects les plus dramatiques de la situation ! – J’entends bien, mais à soixante et onze ans, pour peu que la Providence ne soit pas très bienveillante, la vie ne tient souvent qu’à un fil... – Cette femme-là est d’une constitution exceptionnellement robuste, assura Martin. Quand je pense avec quelle vaillance elle a supporté... » Il s’interrompit, demeura un moment rêveur, et reprit d’un air tourmenté : « Évidemment, une personne aussi âgée est toujours à la merci d’un accident, sans compter que le choc des passions peut hâter l’usure d’un organisme malgré tout fatigué. Au fond, c’est 8 vous qui êtes dans le vrai... – Mais non ! protesta l’éditeur, mille fois non ! ce que j’en disais là, au contraire, était pour vous mettre en garde contre la tentation. Vous n’allez tout de même pas vous priver d’une femme indispensable au développement de l’action ! ce serait une folie ! – Vous avez raison, accorda Martin, j’ai besoin de cette femme... Mais je pourrais la faire mourir à la fin, par exemple au moment d’une entreprise décisive de son gendre... L’émotion, la gratitude, le remords, lui feraient rendre l’âme dans une étreinte délirante... On voit très bien une rupture d’anévrisme ou un transport au cerveau... » L’éditeur objecta qu’un pareil dénouement était d’une banalité redoutable, d’autant plus attendu que la tendance de Martin était trop connue. Après avoir longtemps disputé, il obtint que la belle-mère tomberait simplement dans un état comateux laissant au lecteur une lueur d’espoir. La résistance de l’auteur l’avait irrité et il s’enquit sévèrement : 9 « Et comment se portent les autres personnages ? Pouvez-vous m’affirmer qu’ils sont tous en bonne santé ?... Parlons d’abord d’Alfred Soubiron... » Sous le regard de son éditeur, Martin devint tout rouge et baissa la tête. « Je vais vous expliquer, dit-il. Alfred Soubiron est très solide. Il n’avait jamais été malade de sa vie et l’autre jour, bêtement, il a fallu qu’il attrape une congestion pulmonaire en attendant l’autobus. Il faut dire aussi que cette maladie-là était nécessaire. En l’absence de sa femme, Soubiron, en effet, doit être soigné par sa belle-mère, et c’est précisément cette intimité de chaque instant qui va lui faire découvrir sa passion, et peut-être même le décider aux aveux. – Puisque le développement de l’action l’exige, c’est bon... L’essentiel est qu’il se rétablisse rapidement. Où en est-il ? » Martin rougit encore une fois et murmura : « Il ne va pas fort. Ce matin, j’ai encore travaillé à mon roman et la température est 10 montée à quarante et un deux dixièmes. Je suis inquiet... – Bon Dieu ! s’écria l’éditeur, il ne va tout de même pas mourir ? – On ne sait jamais, dit Martin. Il faut compter avec les complications... L’autre poumon peut se prendre à son tour... C’est justement ce que je redoute pour Soubiron. » L’éditeur réussit à contenir son indignation et fit observer sur le ton encore amical : « Voyons, ce n’est pas sérieux. Si votre Soubiron vient à mourir, il flanque tout le roman par terre. Réfléchissez... – J’ai déjà envisagé les conséquences de sa mort, repartit Martin, et à vrai dire elle ne me gêne en rien, au contraire... Lui mort, la belle- mère est libre de s’abandonner à ce qu’elle croit être son destin de jolie femme. C’est alors une bien curieuse situation que celle de cette adorable créature que les hommes désirent passionnément et qui écoute leurs aveux brûlants avec la sérénité de ses soixante et onze ans. Vous rendez-vous 11 compte que cette attitude de superbe et pitoyable indifférence était impossible avec un homme auquel l’unissait un lien de parenté ? Grâce à la mort de Soubiron, je rejoins le thème éternel de l’impassible beauté, mais rajeuni, transformé, en un mot, actuel ! J’aperçois déjà, dans cette monstrueuse dualité de la nature et de l’apparence, je ne sais quelle menace sournoise, encore imprécise, qui est comme un germe de mort... » Ramassé dans son fauteuil et le visage congestionné, l’éditeur fixait sur le romancier un regard sanglant. Voyant son trouble, Martin pensa qu’il était pris aux entrailles par la beauté du sujet ; il poursuivit avec exaltation : « Je vois ses soupirants, et vous les voyez comme moi, chercher en vain l’accès d’un cœur insensible et mourir de consomption et de désespoir. Elle-même, lasse d’une aventure aussi inhumaine, finit par prendre en haine la beauté fallacieuse de son corps et de son visage. Un soir, au retour d’une fête où un académicien et un jeune attaché d’ambassade se sont suicidés à ses 12 genoux, elle répand sur elle un flacon de vitriol et meurt dans d’épouvantables souffrances. Ah ! on peut le dire, c’est bien là le dénouement commandé par la vérité intérieure... » Martin n’alla pas plus loin dans sa conclusion. Penché sur la table qui les séparait, son éditeur cognait des deux poings sur le bois, avec une violence qui faisait sauter pêle-mêle les porte- plume, les projets de contrat et les justificatifs. Et il rugissait qu’il ne voulait plus entendre parler d’un pareil roman. « Pas un sou ! vous m’entendez bien ? Je ne risquerai pas un sou sur cette hécatombe dégoûtante ! Et ne comptez pas non plus sur une avance, ça va sans dire ! Je ne ferai pas la sottise d’encourager vos macabres entreprises ! uploads/Litterature/ ayme-martin-source.pdf

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