9 Guillaume Peureux AVERTISSEMENTS AUX LECTEURS … un serf si libertin (I, 37) L
9 Guillaume Peureux AVERTISSEMENTS AUX LECTEURS … un serf si libertin (I, 37) La poésie du premier XVIIe siècle est trop rarement inscrite au programme de l’agrégation pour ne pas se réjouir d’avoir à étudier cette année une partie importante de la poésie de Théophile de Viau et se dire que, peut-être, plus tard, Malherbe, Régnier, Saint-Amant ou Tristan l’Hermite, ou d’autres encore, lui succéderont. Passées les réjouissances de circonstances liées au fait qu’enseignants et étudiants s’intéressent à un corpus moins canonique que celui constitué par les auteurs du « classicisme » ou du « Grand Siècle » (Racine, Corneille, Molière, La Fontaine, Bossuet, La Bruyère, La Rochefoucauld), il faut admettre que la connaissance de la poésie des premières décennies du siècle est souvent entachée par des lieux communs qui sont d’ailleurs moins d’énormes erreurs que des approximations : on ne fera par exemple pas avancer le savoir sur les vers de Théophile en l’étiquetant comme auteur « irrégulier », « baroque », lyrique ou « libertin », comme si cela disait tout de l’homme et l’œuvre, des discours qu’il tient et des formes qu’il leur donne. Le présent recueil se présente comme un parcours à travers cette poésie afi n d’en dégager des spécifi cités et, conséquence immédiate, de la défaire de certaines approximations qui peuvent parfois en empêcher la lecture. Il s’agira, au fi l de ces « avertissements », tout en faisant écho aux conver- gences et divergences qui existent entre les contributions, d’ouvrir des perspec- tives pour la réfl exion, de proposer des hypothèses et des cadres d’analyse pour le programme inscrit à l’agrégation, et de jeter un peu de lumière sur certaines diffi cultés inhérentes à cette poésie. Guillaume Peureux 10 Brouillages Qui est « je » ? Plus qu’aucun autre de ses contemporains poètes, Théophile de Viau suscite des questionnements sur ce que sont le « sujet lyrique », le « je » ou le « moi » qui habitent ses textes. Cela tient aux situations dans lesquelles l’auteur s’est trouvé, au fait que sa biographie semble assez bien connue, ainsi qu’aux statuts énonciatifs instables (instabilité due par exemple à la dissimulation du persécuté) qui en découlent : outre le registre amoureux (plaintes et douleurs, imprécations, etc.), les textes qui visent à rétablir sa réputation, et ceux qui entourent le procès et s’inscrivent dans un projet de désincarcération, adoptent une perspective illocutoire, se présentent comme les moyens d’une action, nous offrant plus ou moins la possibilité de faire coïncider auteur et sujet poétique. Les postures auctoriales topiques de l’exil, de la solitude, de l’isolement dans un monde uniment hostile, bref, ces lieux communs poétiques s’incarnent sans mal dans la personne de Théophile de Viau, tout semblant indiquer qu’il a effectivement expérimenté l’ensemble des aspects qui confi gurent cette conception du poète lyrique. Il devient alors diffi cile de faire l’économie de questions sur la manière dont s’effectue l’impli- cation auctoriale. Comme semble l’indiquer Théophile lui-même (« À force de médire ils m’ont débaptisé 1 »), les lectures qui ont été faites de son œuvre ont utilisé son nom, l’ont manipulé, voire auraient détourné l’usage qu’il faudrait faire des rapports entre noms d’auteurs et auteurs ou entre textes et auteurs, etc. Pour des raisons stratégiques (se mettre à distance d’un « Théophile » que les juges recherchent et qu’il prétend ne pas être) qui concordent assez bien avec la manière dont les auteurs conçoivent alors leur présence dans la poésie (entre codes défi nis par les genres et marge d’intervention individuelle, pour lesquels la rêverie est une médiation décisive, → Fl. Orwat), Théophile est parfois conduit à réfuter son auctorialité. Mais, dans le même temps, ces inter- prétations proposées par ses adversaires indiquent la latitude réelle qu’avait un lecteur du temps pour appréhender l’expression de la première personne dans les poèmes comme faisant bien référence à leur auteur (→ F. d’Angelo). « Théophile » se substitue souvent à « Théophile de Viau », sous la plume de l’auteur lui-même (qui aime aussi se baptiser « Damon »), mais surtout sous celle de ses contemporains et des critiques. Ce nom de plume devait Par le signe → on renvoie aux contributions du volume qui traitent de points abordés dans cette introduction, soit que les perspectives convergent, soit qu’elles divergent entre l’introduction et la ou les contribution(s). 1. Théophile de Viau, Œuvres poétiques. Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, éd. G. Saba, Paris, Garnier, 2008 (rééd.), p. 275. Toutes les références aux poèmes de Théophile dans ce texte renverront à cette édition. Avertissements aux lecteurs 11 opportunément renvoyer par son étymologie (« qui aime Dieu »), au moment de son procès, à l’authenticité de sa foi alors mise en doute. Or, comme le souligne Joan DeJean, « le nom propre en deux parties est l’un des rares signes qui renvoient à un référent unique 2 », à la différence du prénom seul, qui peut transférer l’appellation d’une identité (patronyme familial, responsabilité juridique, etc.) vers une catégorie plus large et non référentielle. Le passage de « Théophile de Viau » à « Théophile » est donc le passage d’une personne avec une identité sociale à une fi gure d’auteur. J. DeJean y voit une opération pour empêcher qu’on la lui associe et, aussi, de proposer ce prénom comme enveloppe d’un « moi » que chaque lecteur peut remplir dans sa lecture, une fi gure idéale pour l’identifi cation (d’autant que Marot, Du Bellay, etc. consti- tuent une lignée fameuse pour ce type de fi gure d’auteurs). Elle croit donc y voir une dépersonnalisation de la poésie de Théophile, quelque chose comme une pure fi ctionnalisation de sa poésie. Les pistes qui mènent à Théophile sont pour le moins brouillées depuis les origines de son œuvre, ne faisant jamais tout à fait l’unanimité (→ J.-P. Chauveau). Les retombées de cette plasticité onomastique sont multiples et à certains égards problématiques pour nous. Entre la dimension référentielle et un prénom sans nom qui peut opérer comme une coquille vide et accueillante pour chaque lecteur, il n’est probablement pas pertinent de choisir : l’implication auctoriale (sur la part de laquelle les auteurs divergent parfois dans ce recueil) et le recours à tout un ensemble de topoi ne s’excluent pas mutuellement (→ S. Hache). Il faut sans doute appréhender le « je » des poèmes comme une métonymie 3 de Théophile de Viau (le prénom en est bien une partie), une fi gure complexe et hétérogène, pour laquelle la peur, à la fois panique mais aussi parfois dominée (quand le poète déniaisé fait preuve de sa supériorité face aux superstitions qui effraient la masse des non affranchis) pourrait faire offi ce d’émotion emblématique (→ P . Debailly). La réception en question Les modes de production et de circulation des textes à l’époque, tout comme les stratégies que le poète déploya, notamment pour se faire libérer de prison (en faisant de son écriture une scène où il s’appropriait la persona du poète incarcéré tout en élaborant sa propre image d’auteur), nécessitent la prise en compte de la diversité de ses destinataires, de strates de lectures diffé- 2. « Une autobiographie en procès. L’affaire Théophile de Viau », Poétique, n° 12, 1981, p. 436. 3. Mot emprunté à D. Combe dans « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fi ction et autobiographie », D. Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, coll. « Perspectives litté- raires », 1996, p. 56. Guillaume Peureux 12 rentes programmées par les textes : nombre de poèmes ont un destinataire déterminé (au moins par Théophile) puis, dans un second temps, des destina- taires indéterminés. Dans ce cadre, la coupure entre un manuscrit premier et une impression seconde permet grossièrement 4 de repérer le passage d’une lecture privée à une lecture dans l’espace élargi 5 (→ M. Folliard). La question de la destination est sans doute d’ailleurs plus complexe encore : la « Lettre de Théophile à son frère » (III, 11) s’adresse-t-elle (seulement) à Paul, le frère du poète ? Ce destinataire parfaitement identifi able n’est-il pas également une fonction textuelle qui permet la mise en place d’une tonalité mélancolique, celle de la plainte intime, la mise en scène du désarroi de l’incarcéré face à l’horreur de la prison adressée à d’autres lecteurs plus puissants ? La dimension polémique (les disgrâces, le procès) qui surplombe l’œuvre de Théophile n’est pas sans ajouter aux brouillages auxquels sont confrontés ses lecteurs. Pour l’interprétation de cette poésie, et tout particulièrement pour la question de son libertinage, l’organisation des recueils et les actes de lectures dont il a été la scène sont décisifs. D’abord, le travail de composition de ses recueils auquel s’est attaché Théophile était voué à reprendre en main la fabri- cation de sa réputation pour la confi gurer à sa guise (→ M. Rosellini). Ensuite, entre accusation et réfutation, la réception se révèle périlleuse puisqu’elle se fait tantôt à charge (on tend alors à s’identifi er aux accusateurs pour débus- quer les traces d’hétérodoxie) et tantôt à décharge uploads/Litterature/ la-poesie-du-premier-xviie-siecle 1 .pdf
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- Publié le Apv 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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