278 / 279 Bach au cinéma Laurent Olivier Marty 4 © Presses universitaires de Re

278 / 279 Bach au cinéma Laurent Olivier Marty 4 © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur MUSIQUE ET IDENTITÉ © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur 280 / 281 Bach au cinéma Laurent Olivier Marty Laurent Olivier Marty © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur Bach au cinéma La Toccata de l’hubris © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur 282 / 283 Bach au cinéma Laurent Olivier Marty L’œuvre pour orgue de Johann Sebastian Bach, « saint qui trône, inaccessible, au-dessus des nuages1 », selon les mots du célèbre chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler, semble un inaltérable modèle d’élévation spirituelle offert à l’admiration universelle. Le cinéma, pourtant, paraît éprouver à son égard des sentiments pour le moins ambivalents, résumés par les diverses utilisations faites de l’une de ses plus célèbres pages, la Toccata et fugue en ré mineur BWV 565. De Dr. Jekyll and Mr. Hyde (Rouben Mamoulian, 1931) à Fantasia (Walt Disney, 1940), de Vingt mille lieues sous les mers (Richard Fleischer, 1954) à La dolce vita (Federico Fellini, 1960), cette œuvre accompagne aussi bien les ambitions d’un cinéma qui se veut total2 que les personnages les plus déséquilibrés du film d’horreur. Comme si cette œuvre incarnait dans l’esprit des réalisateurs la démesure, le déséquilibre, la sauvagerie même qu’ils prêtent à leurs personnages. Cet article se propose de brosser un panorama rapide des diverses utilisations de cette œuvre au travers de quelques exemples parmi les plus célèbres. Il ne s’agit pas ici de dresser un tableau complet des innombrables reprises de la Toccata et fugue, ni même de tenter une typologie exhaustive, mais d’essayer de dégager quelques lignes de force en nous attachant particulièrement à ce que cette utilisation nous dit de l’image de l’organiste et de la musique de Bach lorsqu’elle est utilisée comme ressort dramatique dans un film. L’orgue, instrument du cinéma De Dr. Jekyll (1931) à Sunset Boulevard (1950) en passant par The Black cat (1934), le spectateur français pourrait s’étonner de trouver tant d’orgues dans tant de salons privés. C’est que, si nous sommes habitués à associer cet instrument à l’église, ce n’est pas nécessairement le cas dans les pays anglo-saxons. Alors que Henry VIII lui-même en joue et en possède pas moins de quatorze dans ses diverses propriétés3, l’un des premiers effets de sa réforme religieuse est de faire enlever un grand nombre d’orgues des lieux de culte. Le mouvement prend de l’ampleur sous le règne de sa fille Elizabeth et certains de ces instruments trouvent alors refuge dans les manoirs de l’aristocratie4. La construction des orgues domestiques se développe aux xviiie et xixe siècles et culmine en 1891 lorsque George Spencer-Churchill, 8e duc de Marlborough et oncle de Winston Churchill, se fait construire à Blenheim Palace le plus grand orgue privé d’Europe5. Cette mode traverse l’océan Atlantique pour gagner les États-Unis où des instruments toujours plus imposants fleurissent dans les gigantesques demeures de la grande bourgeoisie américaine qui y voit le sommet du chic, signe extérieur de richesse et de raffinement. © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur « Au début du xxe siècle, les orgues domestiques s’étaient imposés comme un symbole de statut social et comme un élément presque indispensable dans les manoirs de plus en plus immenses et ostentatoires des nouveaux riches capitalistes, particulièrement aux États-Unis6. » Dans le même temps, l’orgue quitte les lieux de culte pour se multiplier dans les salles de concert. Sous l’impulsion d’Aristide Cavaillé- Coll (1811-1899) l’orgue symphonique devient un véritable porte-drapeau de la révolution industrielle appliquée à la musique. Grâce aux progrès techniques, il est plus facile à jouer, mieux alimenté en air, toujours plus puissant. Orchestre en réduction capable des contrepoints les plus délicats comme des plus bruyants tonnerres, machine futuriste nourrie d’électricité et de pression pneumatique, l’orgue résume tous les progrès technologiques de ce siècle du scientisme, son gigantisme étant aux dimensions de tous les espoirs de l’homme – et de ses peurs. Cette ambiguïté propre à la figure du géant, entre peur et admiration, ce défi de la démesure, marquent profondément l’imaginaire du xxe siècle. L’Amérique verra le comble de la domestication du géant et de son association au luxe le plus ostentatoire dans les salles de cinéma. Alors qu’en France le cinématographe naissant a d’abord été popularisé comme une attraction foraine, ce sont plutôt les théâtres de vaudeville qui vont servir à le diffuser aux États-Unis7, comme un numéro parmi d’autres. Les premiers théâtres dédiés au cinéma, les somptueux Movie Palaces, reprennent donc la structure des spectacles de music-hall, le film principal étant encadré de divers numéros, pour la plupart musicaux ou accompagnés de musique. Si le premier usage documenté de l’orgue lors d’une projection de cinéma remonte, semble-t-il, à l’année 18978, c’est en 1901 que le premier orgue est installé à demeure dans une salle de cinéma, le Majestic Theater de Spokane9. Nous devons à un jeune facteur d’orgue anglais, Robert Hope- Jones (1859-1914), la plupart des innovations techniques qui donnent naissance à l’orgue de cinéma. Après avoir fondé une société qui fait rapidement faillite, il s’associe avec un fabricant de Cincinatti – la fameuse Rudolph Wurlitzer Company – qui fabrique ses « Wurlitzer-Hope-Jones Unit Orchestra » popularisés sous l’étiquette commerciale « The Mighty Wurlitzer ». C’est l’instrument idéal pour sonoriser un film, grâce à ses multiples jeux imitant tous les timbres de l’orchestre et des commandes électriques qui permettent de jouer, depuis la console, de toutes sortes d’instruments : une batterie complète, des cymbales, marimba, xylophone, et cloches, du piano, et même divers bruitages comme des cornes de voiture10. L’orgue de cinéma connaît rapidement un engouement extraordinaire et on estime qu’entre 1910 et 1933, une dizaine de fabricants installent en tout plus de 6 000 orgues sur le territoire américain, quelques milliers en Angleterre – et même une petite dizaine en France11 – dont 2 243 Wurlitzer12. Le calcul est également économique, car les exploitants ont © Presses universitaires de Rennes Ce document est réservé à un usage privé Il ne peut être transmis sans autorisation de l'éditeur 284 / 285 Bach au cinéma Laurent Olivier Marty vite compris qu’il est plus rentable d’installer un orgue que d’entretenir un orchestre de cinquante à soixante musiciens. Ainsi, aux États-Unis en 1925, 45 % des salles de cinéma possèdent un orgue, 30 % un orchestre, et 25 % seulement un piano13. La présence de l’orgue participe du spectacle grandiose qu’est alors une projection dans ces salles immenses et luxueuses. Il faut que la séance de cinéma soit une expérience de spectacle total, une bulle de rêve offerte aux spectateurs pour leur faire oublier le quotidien. « Ces palaces du plaisir procurent plus qu’un spectacle de divertissement prestigieux ; ils offrent quelques heures d’émoi, d’évasion, de rêve et de luxe opulent (d’où les appellations “Deluxetheaters” ou “Dreamcastles” fréquemment utilisées pour décrire le dépaysement des spectateurs dans ces univers de rêve). L’“expérience totale” que les palaces doivent fournir afin d’atteindre une rentabilisation maximale s’organise autour de la nouveauté des programmes, de la qualité de services, du luxe ambiant et du prestige du spectacle d’attractions, où des numéros de cirque, numéros de vaudeville, jeux et courts-métrages se côtoient dans un univers musical élaboré14. » L’orgue ne se contente pas d’accompagner le film et les numéros qui composent le spectacle, il est en soi une attraction. Son énorme console rococo montée sur vérins électriques, éclairée par des spots, peut apparaître ou disparaître à loisir, et l’organiste se livrer ainsi à quelques solos en vedette entre deux projections. La popularité de ces organistes perdurera même un temps après l’arrivée du cinéma parlant15. Cet instrument incroyable, machinerie bizarre et spectaculaire, véritable laboratoire de sorcellerie musicale capable d’imiter tous les instruments et tous les bruitages nécessaires à l’accompagnement d’un film, transforme l’organiste en thaumaturge, maître d’un univers qui vit sous ses doigts, comme les savants fous du cinéma veulent créer un monde qui leur obéit. Il était inévitable que l’orgue devienne un personnage à part entière des films, qu’il intègre la toile après avoir hanté si longtemps les salles obscures. Le premier film à accorder une place prépondérante à cet instrument est muet : Le Fantôme de l’opéra de Rupert Julian, prototype des films de monstres de la Universal avec l’inimitable et fort effrayant Lon Chaney (1925). L’orgue est l’instrument de prédilection du Fantôme, instrument diabolique, voix même du monstre, créant ainsi une expérience de cinéma total lorsque l’organiste de la salle et celui de l’écran se confondent. Expérience synesthésique assez puissante pour que le romancier américain Ray Bradbury la décrive soixante ans plus tard dans son roman Death is a lonely Business. uploads/Litterature/ bach-toccata-pur.pdf

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