ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.27-34 27 Dans ses étude
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 150 p.27-34 27 Dans ses études sur les stratégies matrimoniales et la domesticité, Bourdieu1 a souligné le fait que temporalité et spatialité, loin de se réduire à de simples catégories structurelles, sont des éléments qui, inter- venant dans la vie quotidienne, organisent la pratique sociale et sont organisés par elle. S’appropriant les tropes symétriques de l’enracinement et du déracine- ment, jusque-là surtout utilisés par le discours conser- vateur, Bourdieu a esquissé le portrait d’une Kabylie culturellement unifiée telle qu’elle était avant la guer- re. Dans son étude de la maison kabyle2, une institu- tion sociale concrète et unique – la maison – est pré- sentée comme l’expression d’une unité culturelle plus large que l’ethnologue ne peut pas (ou plus) observer directement. Les dépossessions foncières engendrées par plus d’un siècle de colonisation française et, à leur suite, les migrations des campagnes vers les villes, avaient déjà entraîné des changements profonds du pay- sage social et géographique de la Kabylie. À cela, s’est ajouté le fait que Bourdieu a réalisé son enquête de ter- rain dans des conditions de guerre avec ses déplace- ments forcés de population, entraînant une dévalori- sation de la culture kabyle «pure» constituée en objet de «nostalgie structurelle3» – une forme moderne de souvenir social largement partagée par Bourdieu et ses informateurs4. Cette nostalgie d’un «temps avant le temps» a d’ailleurs été nourrie par le mouvement cul- turel berbère et existe encore aujourd’hui. Comme Bourdieu, les militants berbères d’Afrique du Nord ou de la diaspora voient dans la maison kabyle ( axxam aqdim dans la translittération de Bourdieu5) l’expres- sion de la Kabylie d’avant la colonisation, dont l’inté- grité culturelle, si ardemment désirée, est perçue comme ayant été déracinée par une émigration et un nationalisme «arabo-musulman» produits par la moder- nisation post-coloniale. Que l’histoire de la modernisation de la vie sociale, et ses reconstructions nostalgiques, emprunte au langage de la botanique et de l’agriculture n’a rien de vraiment surprenant en soi. Les tropes de l’enracinement et du déracinement ont une longue histoire dans le discours concernant les cultures et les nations. Liisa Malkki estime que le recours répété aux métaphores arborico- les depuis les représentations nationales européennes du début de l’époque moderne en passant par les craintes coloniales du croisement et du métissage6, jusqu’aux Paul A. Silverstein De l’enracinement et du déracinement Habitus, domesticité et nostalgie structurelle kabyles 1.Pierre Bourdieu, «The Attitude of the Algerian Peasant toward Time» (trad. Gerald Williams), in Julian Pitt-Rivers (éd.), Mediterranean Countrymen, Paris-La Haye, Mouton, 1964; «La maison kabyle ou le monde renversé», in J. Pouillon et P. Maranda (éds), Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi- Strauss à l’occasion de son 60e anniversaire, Paris-La Haye, Mouton, 1970, p.739-758; «Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction», Annales, 4-5, 1972, p.1105-1127; Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois études d’ethnologie kabyle, Genève, Droz, 1972. 2. P. Bourdieu, «La maison kabyle ou le monde renversé», op. cit. 3.Michael Herzfeld, Cultural Intimacy, Londres, Routledge, 1997, p.109. 4.Sur la modernité de la nostalgie, voir Marilyn Ivy, Discourses of the Vanishing: Modernity, Phantasm, Japan, Chicago, University of Chicago Press, 1995. Pour une discussion du rôle de l’enracinement et de la nostalgie dans le cas parallèle du discours ashelhi marocain, voir Katherine Hoffman, «Moving and Dwelling: Building the Moroccan Ashlehi Homeland», American Ethnologist, 29(4), p.928-962. 5.Tout au long du texte, j’emploie les translittérations des termes kabyles utilisées par Bourdieu pour faire référence à ses catégories. Dans les autres cas, j’ai adopté les conventions normalisées des missionnaires coloniaux et des linguistes kabyles de l’après-colonisation. Pour une discussion approfondie de ces conventions, voir Jane Goodman, «Refracting Berber Identities: Genre, Intertextuality, and Performance in Kabylia and the Kabyle Diaspora», PhD dissertation, Department of Anthropology, Brandeis University, 1999. 6.Voir Ann Laura Stoler, «Sexual Affronts and Racial Categories: European Identities and the Cultural Politics of Exclusion in Colonial Southeast Asia», in Frederick Cooper et Ann Laura Stoler (éds), Tensions of Empire: Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, p.198-237, et plus spécialement les pages 224 à 225) pour une discussion des représen- tations coloniales et des catégorisations légales des enfants métis, considérés comme déracinés, potentiellement subversifs et dépourvus de patrie naturelle. 28 théories contemporaines écologiste et nationaliste, a eu pour effet de conférer un caractère naturel aux liens entre les personnes et les lieux7. Les théories anthro- pologiques de «la culture» sont, de même, ancrées dans des notions de travail de la terre et d’enracinement. James Fernandez8 s’est notamment intéressé aux capri- ces des métaphores arboricoles dans l’histoire de l’anthropologie, depuis Sir James Frazer jusqu’à Lévi- Strauss et au-delà. Mary Bouquet, quant à elle, affirme que les méthodes généalogiques de représentation anthropologique (diagrammes de parenté par exem- ple) reprennent des pratiques plus anciennes d’orga- nisation de notre ascendance sous forme d’arbre et contribuent ainsi à présenter la parenté par le sang comme un élément de l’ordre naturel des choses9. Si les métaphores d’enracinement relient les per- sonnes à des lieux dans une «métaphysique nationale», les situations d’exil, de migration et de «déplacement» ont tendance à être pathologisées en «déracinements», en situations de rupture morale10. L’utilisation du déra- cinement pour désigner les phénomènes de migration et de (dés)intégration a pris un caractère normatif dans la littérature universitaire française au moins depuis l’étude fondatrice sur les étrangers publiée en 1932 par Georges Mauco11. Dans le champ plus large des étu- des sur la migration, le travail d’Oscar Handlin sur l’émigration européenne aux États-Unis, intitulé The Uprooted12, a été une source essentielle de glose méta- phorique au moins jusqu’au milieu des années 1980, où elle fut supplantée par une image arboricole moins vio- lente: The Transplanted13. Malgré ce glissement, comme le remarque Malkki, les métaphores du déracinement continuent à prédominer dans les études sur les réfu- giés, y compris dans celles qui adoptent un point de vue social critique, comme le manifeste l’ouvrage d’André Jacques, Les Déracinés14. Le travail de Bourdieu sur le déplacement et la désintégration sociétale en Kabylie – en particulier l’étude réalisée en 1964 avec Abdelmalek Sayad, Le Déracinement15 – s’inscrit donc dans la longue histoire de la prépondérance des métaphores arboricoles dans la théorie sociale. La généalogie de «l’enracinement» provient en gran- de partie du discours antirépublicain de la droite fran- çaise, lequel, comme l’a montré Emily Apter16, remon- te au roman de Maurice Barrès, Les Déracinés, publié en 189717. Barrès y éreinte le système scolaire public qu’il accuse de «déraciner» les enfants de leur sol et de leur groupe social, causant ainsi la dégénérescence des campagnes. En France, cette notion de déracinement a beaucoup influencé le débat à la fin du XIXe siècle sur la décentralisation et la réforme administrative et a rapidement pris une place centrale dans le nationalis- me régional d’Action française, mouvement monar- chiste, antisémite et colonialiste de Charles Maurras –qui allait plus tard défendre l’Algérie française18. L’utilisation par Bourdieu et Sayad de l’imagerie de l’enracinement et du déracinement, tout en renvoyant, comme Barrès et Maurras, à une histoire de crise vio- lente, représente donc un acte politique de réappro- priation par la critique anticolonialiste. Pour explorer les utilisations et les conséquences de l’emploi de la métaphore des racines dans l’ethnogra- phie kabyle de Bourdieu, on s’attachera plus particu- lièrement à sa description d’un sens commun enraciné dans la pratique agricole, et la façon dont elles se trou- vent perturbées par le colonialisme et la politique mili- taire. Ces processus d’enracinement et de déracine- ment s’inscrivent dans une forme culturelle particulière, celle de la «maison kabyle». La comparaison avec la «nostalgie structurelle» parallèle du nationalisme eth- nolinguistique berbère d’aujourd’hui permettra alors d’explorer la façon dont le langage de l’enracinement et du déracinement sert de médiateur aux objectivations culturelles et aux discours d’authenticité, lesquels finis- sent par être communs aux lettrés et aux militants. Déracinement et reproduction Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de tendance à la reproduction. En opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu présente les paysans kabyles (fellah’in) comme parti- cipant (ou ayant participé) à une économie du don ou «de la bonne foi» dans laquelle le travail individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l’esprit de calcul. Il n’y a pas de distinction entre travail et loisir et Bourdieu caractérise le bou niya – l’homme de la bonne foi « pure » – par son «attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que per- sonne ne songe à perdre, à employer ou à économiser... La hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d’une ambition diabolique19 ». Cette attitude ne semble pourtant pas impliquer une absence d’éthique du travail en tant que telle. Selon Bourdieu et Sayad, un «fellah qui se respecte est occupé l’année entiè- re, tous les jours du mois et toute la journée, c’est-à-dire de l’aurore au coucher du soleil20». Pour Bourdieu, la différence provient du fait que les Kabyles subsument l’appréhension du temps sous une rubrique plus générale de «rythme», de tempo. Le travail est uploads/Litterature/ fs-bourdieu-kabylie-photo.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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