Balac et Balaam Balaam et l’ânesse, Rembrandt Stéphane Zagdanski 2 – Je crois q

Balac et Balaam Balaam et l’ânesse, Rembrandt Stéphane Zagdanski 2 – Je crois que l’histoire de Balac et Balaam, Nombres 22 à 241, constitue le parfait condensé parabolique, parodique, paroxystique et très humoristique du fonctionnement millénairement fasciné, ridicule, têtu, confus et furieux de l’antisémitisme. Vous connaissez l’épisode ? – À peu près. Redites-le-moi. – Israël campe face à Jéricho dans les plaines de Moab. Le roi de Moab, Balac fils de Séphor, sait que les Hébreux ont combattu juste auparavant Séhon, roi des Amorrhéens, et Og, roi de Basan, et occupé leurs terres. Les Moabites prennent peur, et Balac envoie ses ambassadeurs à un prophète païen, Balaam fils de Béor, pour lui demander de venir maudire les Israélites, afin qu’il puisse les vaincre. Balaam, à qui Dieu interdit d’abord en songe d’obéir, tergiverse, fait patienter les serviteurs de Balac, puis, une fois l’autorisation divine accordée, accepte l’invitation de leur roi. En chemin, il frappe et débat hargneusement avec son ânesse qu’un ange a effrayée et que lui n’a pas vu. Quand arrive enfin le moment de maudire Israël, l’infaillible Balaam s’emballe, s’embrouille, et ce sont des paroles de bénédiction qui sortent de sa bouche. Après plusieurs essais infructueux, les velléités d’imprécation se retournant à chaque fois en lapsus bénis, Balac chasse furieusement ce faux frère vrai prophète, et chacun repart de son côté. – Quelle traduction ? – Aucune importance. Vous savez le crawl hébraïque n’est-ce pas ? Variez donc les plaisirs, mais n’oubliez pas votre précieux abaque spirituel : 1 Le texte biblique est reproduit en annexe à la fin. 3 Concordantiae Hebraicae, plus tout ce que vous pourrez glaner comme information pointue dans le Talmud, chez Rachi, dans le Midrach Rabba... – L’original. – ...et la belle Cabale. Pour les citations un peu longues, je vous recommande Port-Royal. Après tout la gloire du français n’est pas complètement hors sujet. Lemaître de Sacy, Arnaud, Nicole, Pascal bien sûr... – La grâce victorieuse des Solitaires. – Leur don prophétique à eux. Retournez la beauté du catholicisme contre le crétinisme chrétien. La Bruyère contre Bloy, Baudelaire contre Bernanos, le sublime catholicisme triomphalement juif de Proust contre la judéité honteuse de cette pauvre démente de Simone Weil, et ainsi de suite. – D’accord. Alors c’est sûr ? L’histoire du belliqueux Balac et du balbutiant Balaam comme squelette de mon livre ? « Seul l’Ancien Testament voit » ? Kafka avait raison ? – Cent pour cent. – Mais il ajoutait : « N’en rien dire encore. » – Il parlait pour lui, Zag. L’heure est venue de lancer votre escadrille. Allez-y à fond. « Étant partis de ce lieu, ils campèrent... » Le lieu d’où ces curieux ils sont partis – comme une flèche dont la cible serait l’essor –, c’est le pays des Amorrhéens, qu’ils viennent de défaire à la guerre. La première question, ici, est : qui désigne ce ils ? Israël ? Yechouroun ? les Hébreux ?... Les Hébreux, on le sait, ne font que passer. Ils se déplacent, campent, décampent, s’installent, vaquent, repartent, recommencent. Entre deux étapes, ils se donnent un Dieu, des lois, des règles, qu’ils s’empressent d’oublier, de 4 transgresser, de trahir. De temps à autre ils maugréent, se plaignent, revendiquent, critiquent, se révoltent, sont châtiés, se repentent, recommencent. Des gens comme vous et moi, en somme. Alors, qui sont-ils ? Et si ces ils, par hasard, étaient tout bonnement les juifs ? C’est une question à laquelle les glossateurs se sont empressés de répondre par l’affirmative. « Les Juifs, cette nation si légère, si capricieuse, si difficile à gouverner », dit Filleau de la Chaise. Nos contemporains qui croupissent au ghetto et ces gens cruels, intenables, ingrats, dévastateurs, ce sont les mêmes ! On fait bien de les haïr aujourd’hui, ils n’ont que ce qu’ils méritent ! Chacun son tour ! Je résume un argument millénaire majeur, mais je n’exagère pas. Ce qui démange depuis toujours les divers lecteurs de ce livre, c’est que ce peuple si peu avenant soit, aussi, un peuple élu. Pascal, qui métamorphose tout ce qu’il touche en joie, voit dans cette identité problématique entre un peuple de fiction et ses descendants d’affliction la preuve éclatante de la gloire du Christ. Mais tout le monde n’est pas Pascal. La majorité est répugnée par ces barbares qui ne méritent évidemment pas leur privilège. Après tout n’est-ce point un peuple comme les autres ? Et même pire que les autres, déclare saint Augustin, et tous après lui. « Ils sont plongés dans un sommeil profond et ne comprennent pas l’esprit des Écritures. » L’Ancien Testament a ainsi réalisé le prodige d’inventer les premiers héros de l’histoire de la littérature universellement antipathiques. Le problème, en réalité, ne consiste pas tant à nommer ces ils qu’à se décider parmi une myriade agissante et ponctuante de noms. Le Zohar, prenant à revers des siècles de théologie occidentale, pose qu’Israël et Dieu, c’est tout un. « Eux et son Nom sont un. » Israël n’a pas 5 d’autre essence que celle, mystique, que lui confère le Nom divin, c’est-à-dire la Bible précise le cabaliste Joseph Gikatila : « La Thora est tout entière tissée du Nom. » Voilà une joycienne invention : le nom de Dieu n’est autre que le Livre des Livres de part en part, depuis « Au commencement » (Genèse 1:1) jusqu’à « Pour qu’il monte... » (II Chroniques 36:23) – fragment final infini au demeurant, à la Finnegans Wake, puisqu’il ouvre, quelques centaines de versets auparavant, le livre d’Ezra. Au commencement pour qu’il monte... Le judaïsme est une immense microphysique hélicoïdale du nom. Prenons au hasard l’une des innombrables généalogies de l’Ancien Testament, comme celle qui succède à l’histoire de Balac et Balaam. Nous sommes, rappelons-nous, dans le livre des Nombres, titre que la Septante a donné à ce qui, dans l’original, s’intitule sobrement Au désert, d’après les premiers mots du premier chapitre de ce livre. Les Nombres, donc, à cause des multiples recensements et dénombrements qui parcourent en un long tressaillement sporadique la marche de ces ils dans leur crépitant, leur bouillonnant désert. « Ruben fut l’aîné d’Israël : ses fils furent Hénoch, de qui sortit la famille des Hénochites ; Phallu, de qui sortit la famille des Phalluïtes ; Hesron, de qui sortit la famille des Hesronites ; et Charmi, de qui sortit la famille des Charmites. Ce sont là les familles de la race de Ruben ; et il s’y trouva le nombre de quarante-trois mille sept cent trente hommes. Eliab fut fils de Phallu, et eut pour fils Namuel, Dathan et Abiron... » Et cela continue ainsi, sur des pages et des pages parfois, en une lente hémorragie de noms entre lesquels roulent, comme des caillots, les nombres. 6 Le nombre n’est que l’ombre du nom. Le nom est un nombre insufflé de temporalité. Un fétiche arithmétique passé au feu lancinant du Temps, purifié, éprouvé, trempé par le Temps, et qui prend son envol. Un nom passe, se transmet, s’altère, s’aditionne certes, mais aussi se divise, se soustrait, se traduit, émerge, disparaît, s’adopte, ricane, rigole, coule, roule, flotte, s’oublie, rejaillit, gigote, se déploie, se cache, rougit, tonitrue, navigue. Noms, c’est justement le titre en hébreu du livre de l’Exode. Le texte de la Bible s’est diffracté en une kyrielle de noms, chacun d’eux étant comme une bulle de temps, c’est-à-dire une implosion dissolvante, le mot se divisant en lettres qui se démultiplient en mots qui se redivisent perpétuellement en lettres, et ainsi à l’infini. Un nom est-il un mot ? Non, c’est une « hydre vocale » (Gracian). « De chaque syllabe renaît une subtilité ingénieuse, de chaque accentuation nouvelle un trait d’esprit. » Chaque nom est une sortie d’Égypte, une issue hors du temps figé des pharaons. Chaque nom est une chronique infinitésimale, une parole des jours. Paroles des jours, c’est le titre des Chroniques en hébreu, le lieu par excellence des interminables généalogies bibliques. « Je t’ai pénétré de nom », déclare Dieu à Moïse. Ces ils sont donc loin d’être innommables. Au contraire. On pourrait même aller jusqu’à dire que ces ils qui cinglent en scindant l’Histoire Sainte, parce qu’ils rutilent de noms, sont des saints. D’où Joyce, dans Ulysse: « S. Anonyme et S. Éponyme et S. Pseudonyme et S. Homonyme et S. Paronyme et S. Synonyme. » L’une des causes de l’antisémitisme relève de l’insaisissabilité agaçante de ce peuple qui bourgeonne de noms. Le juif rend l’antisémite indécis. Est-il bon ? Est-il méchant ? Ce qui revient à poser une question cruciale : Est-ce bien lui ? Est-ce bien moi ? À force de changer aussi incessamment de nom, ne risque-t-il 7 pas de me prendre le mien ? Le juif ne va-t-il pas m’expulser de mon propre nom ? En Slovaquie, dans les années quarante, des milliers de juifs durent déménager parce qu’ils vivaient dans des rues portant les noms de l’abbé Hlinka ou d’Adolph Hitler. L’Ancien Testament grouille de ces animosités homonymiques: Israël et Ismaël, les plus célèbres, mais aussi nos deux uploads/Litterature/ balaam.pdf

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