L La a c cr ri is se e d de e l la a v vé ér ri it té é Entretien avec Roland B
L La a c cr ri is se e d de e l la a v vé ér ri it té é Entretien avec Roland Barthes Propos recueillis par Jean Jacques Brochier IN MAGAZINE LITTÉRAIRE N O 108 (JANVIER 1976) Flaubert, le premier, s'aperçoit que le langage n'a pas d'innocence, ni de certitude. Rien ne le fonde que lui-même, rien ne le garantit. Et personne ne s'adresse à personne, sinon l'oeuvre à elle-même. Edição Guinefort 2 “Voilà la vraie immoralité: l'ignorance et la bêtise! Le diable n'est pas autre chose. Il se nomme Légion”. (Flaubert) “Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risque de passer, plus tard, pour un imbécile?” (Flaubert, Lettre à George Sand). Q - “BOUVARD ET PÉCUCHET”, N'EST-CE PAS UN PEU, DE LA PART DE FLAUBERT, LA MÊME TENTATIVE, MAIS INVERSÉE, QUE CELLE DU “LIVRE À VENIR” DE MALLARMÉ? FLAUBERT VEUT QU'APRÈS “BOUVARD ET PÉCUCHET”, PERSONNE N'OSE PLUS ÉCRIRE. MALLARMÉ SOUHAITE FAIRE LE LIVRE QUI CONTIENNE TOUS LES LIVRES POSSIBLES. Roland Barthes - Les encyclopédies du XVIIIe, du XIXe et même du XXe siècles sont des encyclopédies du savoir, ou des savoirs. Or au milieu de cette histoire, il y a un moment Flaubert, un moment Bouvard et Pécuchet, qui est le moment-farce. L'Encyclopédie y est prise comme une dérision, une farce. Mais cette farce s'accompagne, en sous-main, de quelque chose de très sérieux: aux encyclopédies de savoir succède une encyclopédie de langages. Ce que Flaubert enregistre et repère dans “Bouvard et Pécuchet”, ce sont des langages. Evidemment, dans la mesure ou par rapport aux savoirs c'est une farce, et où le problème du langage est dissimulé, le ton, l'“éthos” du livre est très incertain: on ne sait jamais si c'est sérieux ou pas. Q - FLAUBERT DIT D'AILLEURS, DANS UNE DE SES LETTRES, QUE LE LECTEUR NE SAURA JAMAIS SI ON SE FICHE DE LUI OU PAS. Roland Barthes - C'est l'avis unanime sur Bouvard et Pécuchet: si on choisit de prendre le livre au sérieux, ça ne marche pas. L'option contraire non plus. Tout simplement parce que le langage n'est ni du côté de la vérité ni du côté de l'erreur. Il est des deux côtés à la fois, donc on ne peut pas savoir s'il est sérieux ou non. Ce qui explique que personne n'a pu fixer le Flaubert de Bouvard et Pécuchet, livre qui me semble l'essence même de Flaubert. Flaubert y apparaît comme un “énonciateur” à la fois parfaitement net et parfaitement incertain. 3 Q - N'EST-CE PAS CE MÉLANGE QUE FLAUBERT APPELLE LA BÊTISE? Roland Barthes - Ça a trait à la bêtise, mais il ne faut pas se laisser hypnotiser par ce mot. Je l'ai moi-même été en étudiant la bêtise chez Flaubert, puis je me suis rendu compte que l'important était peut-être ailleurs. Dans “Bouvard et Pécuchet”, mais aussi dans “Madame Bovary”, et encore davantage dans “Salammbô”, Flaubert apparaît comme un homme qui se bourre, littéralement, de langages. Mais de tous ces langages finalement aucun ne prévaut, il n'y a pas de langage-maître, pas de langage qui en coiffe un autre. Aussi, je dirai que le livre chéri de Flaubert, ça n'est pas le roman, c'est le dictionnaire. Et ce qui est important dans le titre “Dictionnaire des idées reçues”, ce n'est pas “idées reçues”, mais “dictionnaire”. C'est en cela que le thème de la bêtise est un peu un leurre. Le grand livre implicite de Flaubert, c'est le dictionnaire phraséologique, le dictionnaire des phrases, comme on en trouve par exemple dans les articles du Littré. Q - D'AILLEURS, LE DICTIONNAIRE EST LIÉ AU THÈME DE LA COPIE PAR LEQUEL COMMENCE ET FINI “BOUVARD ET PÉCUCHET” PARCE QUE, QU'EST-CE QU'UN DICTIONNAIRE SINON COPIER DES PHRASES CHEZ LES AUTRES? Roland Barthes - Assurément. Le thème de la copie est d'ailleurs un grand thème. Il y a eu des dictionnaires de copie fort intéressants, comme le “Dictionnaire critique” de Bayle à la fin du XVIIe siècle. Mais la copie chez Flaubert est un acte vide, purement réflexif. Quand Bouvard et Pécuchet, à la fin du livre, se remettent à copier, il ne reste plus que la pratique gestuelle. Copier n'importe quoi, pourvu qu'on conserve le geste de la main. C'est un moment historique de la crise de la vérité, qui se manifeste également, par exemple chez Nietzsche, bien qu'il n'y ait aucun rapport entre Nietzsche et Flaubert. C'est le moment où on s'aperçoit que le langage ne présente aucune garantie. Il n'y a aucune instance, aucun garant du langage: c'est la crise de la modernité qui s'ouvre. Tout ce qui est écrit est “en mal de sens”, selon l'excellente expression de Lévi-Strauss. Ce qui ne veut pas dire que la production est simplement insignifiante. Elle est en mal de sens: il n'y a pas de sens, mais il y a comme un rêve du sens. C'est la perte inconditionnelle du langage qui commence. On n'écrit 4 plus pour telle ou telle raison, mais l'acte d'écrire est travaillé par le besoin du sens, ce qu'on appelle aujourd'hui la signifiance. Pas de signification du langage, mais la signifiance. Q - DANS LA NOUVELLE DE B. MAURICE, “LES DEUX GREFFIERS”, DONT FLAUBERT EST PARTI, COMME BOUVARD ET PÉCUCHET, À LA FIN, LES DEUX GREFFIERS RECOMMENCENT À COPIER. MAIS CONTRAIREMENT À EUX, CHACUN DICTE À L'AUTRE CE QU'IL COPIE. IL Y AURAIT LÀ COMME UNE RÉAPPARITION DU LANGAGE, SOUS FORME DE DICTÉE. Roland Barthes - Cela touche à un second trait, à la fois énigmatique et pour certains répulsif, de “Bouvard et Pécuchet”. Vous savez que c'est un livre que beaucoup de gens, à commencer par Sartre lui-même, n'aiment pas. Je crois que le malaise que beaucoup ressentent, c'est qu'il n'y a pas, dans “Bouvard et Pécuchet” ce qu'on appelle, dans le jargon linguistique, de plan allocutoire: personne ne s'adresse à personne, et on ne sait jamais d'où part et où va le message. Eux-mêmes, les deux personnages, forment un bloc amoureux, mais ils sont en rapport de miroir: on a d'ailleurs beaucoup de mal à les distinguer. Et en réalité, si l'on regarde le livre de près, on s'aperçoit qu'ils ne s'adressent jamais la parole. Et ce couple, ce bloc amoureux qu'ils forment, on ne peut même pas s'y projeter. Il est lointain, glacé, et ne s'adresse pas au lecteur. Le livre ne s'adresse pas à nous, et c'est précisément ce qui peut gêner quelqu'un comme Sartre, dont j'ai noté cette citation à propos du “Dictionnaire des idées reçues”: “Etrange ouvrage: plus d'un millier d'articles, et qui se sent visé? Personne, sinon Gustave lui-même”. Je dirai plus: Gustave lui-même n'est même pas visé. Il n'est pas un “sujet”. Pour moi, c'est cette perte de l'allocutoire, de l'adresse - intercommunication qui existe dans tout livre écrit, même à la troisième personne - qui est fascinante, parce qu'elle est, en germe, le discours du psychotique. Le psychotique, quand il parle, ne s'adresse pas et c'est pourquoi “Bouvard et Pécuchet”, sous un habillage tout à fait traditionnel, est un livre fou, au sens propre du terme. Dans le même ordre d'idée, ce qui frappe dans “Bouvard et Pécuchet”, c'est la perte du don: Bouvard et Pécuchet ne donnent jamais rien. Même les excréments, qui sont aujourd'hui considérés comme la matière même du don, ils les récupèrent pour en faire du fumier: c'est un épisode célèbre du 5 livre. Tout s'échange toujours, tout est prévu, dit comme un échange, mais cet échange rate toujours. C'est un monde sans dépense, sans écho, mat. L'art de Flaubert, dans “Bouvard et Pécuchet”, est un art elliptique, donc en cela classique, mais où l'ellipse ne recouvre jamais aucun sous-entendu. Des ellipses sans reste. Ce qui est impensable pour une conscience classique, humaniste, et même pour une conscience ordinaire aujourd'hui. C'est littéralement une oeuvre d'avant-garde. Q - C'EST COMME SI LE LANGAGE EXISTAIT ET QUE LES HOMMES N'EXISTENT PLUS. Roland Barthes - Oui. Et avec de telles expressions, vous définissez un mouvement très moderne. Q - SI FLAUBERT ARRIVE JUSQU'À LA PSYCHOSE AVEC “BOUVARD ET PÉCUCHET”, TOUTE SA SOUFFRANCE DU STYLE, DE LA PHRASE, EST, ELLE, PARFAITEMENT NÉVROTIQUE. Roland Barthes - Flaubert, acceptant l'héritage classique, s'est placé dans la perspective d'un travail du style, qui était la règle de l'écrivain depuis Horace et Quintilien: l'écrivain est quelqu'un qui travaille son langage, qui travaille sa forme. Flaubert a poussé ce travail de manière démentielle. On en a mille exemples: quand il raconte qu'il mettait huit heures pour corriger cinq pages, que “Madame Bovary”, c'était toute une semaine pour quatre pages, qu'il avait passé un lundi et un mardi entiers à rechercher deux lignes, etc. Ce travail de la forme ressortit à la catégorie de “l'atroce”. L'atroce représente un sacrifice total, et obstiné, de celui qui écrit: Flaubert s'est enfermé à Croisset à l'âge de vingt cinq ans. Et cet enfermément est symbolisé, emblématisé par ce meuble indispensable de son cabinet, le lit, où il allait se jeter quand il n'avait pas d'idée: ce qu'il appelait uploads/Litterature/ barthes-la-crise-de-la-verite.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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