Roberto Juarroz ­ La vie suit la vie Comme la mort suit la mort, la vie suit la

Roberto Juarroz ­ La vie suit la vie Comme la mort suit la mort, la vie suit la vie. Je voudrais rendre témoignage à Roberto Juarroz, le vivant. D’autres personnes, beaucoup plus compétentes que moi, se prononceront sur la poésie et la pensée poétique de Roberto Juarroz. Mes modestes paroles se réfèrent à un aspect moins connu de l’oeuvre de Roberto, lié à la transdisciplinarité. Comment pourrais­je oublier cette fabuleuse soirée du 9 février 1991 quand j’ai eu la chance de rencontrer pour la première fois Roberto, dans l’appartement de Michel Camus ! De l’abord, je fus frappé par l’intensité qui l’habitait, une intensité tout à fait étrange car elle semblait engendrée par deux feux intérieurs contradictoires. J’avais la perception organique que le premier feu brûlait sans combustion, d’une lumière qui allait aux sources mêmes de l’Etre et que ce feu au lieu de dépenser de l’énergie en dégageait. L’autre feu s’alimentait du doute et emportait tout sur son passage ­ son être et le cosmos tout entier. Roberto me donnait l’impression qu’il tenait la poésie comme une armure pour séparer deux feux dévorants. Son regard était tellement tourné vers l’intérieur qu’il me donnait l’impression qu’il ne nous voyait pas mais, en même temps, ses mains accompagnaient de gestes expressifs l’incantation prophétique de sa voix. Est­ce un hasard si notre conversation a été centrée sur la compréhension du "tiers inclus" en relation avec la physique quantique ? Est­ce un hasard si Michel Camus a ressenti le besoin, à un moment donné, de glisser le mot "secrètement" entre les mots "tiers" et "inclus" ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que j’avais l’impression de rencontrer quelqu’un que j’ai toujours connu, depuis la nuit des temps. Ce fut tout naturellement que j’ai invité Roberto Juarroz comme orateur au congrès "Science et Tradition : perspectives transdisciplinaires, ouvertures vers le XXIème siècle" (Paris, UNESCO, 2­6 décembre 1991), organisé par l’UITF avec l’appui de l’UNESCO. Pour moi, le moment le plus fort de ce congrès, où les niveaux étaient trop mélangés, fut la rédaction du communiqué final, en compagnie de René Berger, Michel Cazenave, Roberto Juarroz et Lima de Freitas. Roberto a insisté pour que le mot attitude figure dans ce communiqué final, comme un mot­clé de la transdisciplinarité. Cette précision est importante car ce mot, suggéré pour la première fois par Roberto, est entré depuis dans le vocabulaire de la recherche transdisciplinaire. En avril 1992, quand j’ai co­fondé, avec René Berger, le Groupe de Réflexion sur la Transdisciplinarité auprès de l’UNESCO, ce fut tout aussi naturellement que je proposai à Roberto d’en faire partie. J’ai été très ému de l’intérêt qu’un poète de sa qualité pouvait - 1 - porter à la recherche transdisciplinaire et, de plus, dans des moments difficiles, car la nouvelle de sa maladie nous était déjà parvenue. La première rencontre de ce groupe eut lieu à Venise, en mars 1993. J’ai dû user de toute ma force de persuasion pour convaincre les organisateurs de cette rencontre que le seul qui prenait des risques avec ses dialyses était Roberto lui­même. Finalement, il en fut et tout s’est passé sans incident. Il avait emporté dans ses valises le manuscrit de "Théorèmes poétiques", annoté de sa main. Retirés dans le bar de l’hôtel où nous étions logés, Roberto me posa des questions à chaque page du manuscrit. Il était tout particulièrement intrigué par l’expression "l’Evidence Absolue". Quand, au bout de deux heures, j’ai observé que nous n’étions arrivés qu’à la vingtième page du manuscrit, je lui ai proposé que je continue seul, à Paris, la lecture de ses remarques, car c’était l’heure d’aller dîner. Roberto tenait à m’emmener dans un restaurant qu’il avait découvert pendant ses pérégrinations nocturnes. D’emblée il a commencé à me parler de sa maladie, des servitudes provoquées par sa maladie et de l’inquiétude qu’il ressentait, non pas à l’approche de la mort, mais à l’idée qu’il n’aurait pas le temps d’achever son oeuvre. Un long échange sur la signification de la mort s’est ensuivi. Je ne dirai rien sur nos propos non pas parce qu’il s’agirait d’un secret mais tout simplement parce que j’ai vécu cet échange comme une expérience unique, intraduisible en mots. Toute description de ma part serait une trahison de cette expérience. Il suffit de dire ici que Roberto a interrogé à nouveau, dans la discussion, le sens de l’Evidence Absolue. Je lui ai dit que cette lumière était présente, ici et maintenant, en lui et que nous n’avions besoin, pour ressentir sa présence, d’aucune théorie et d’aucune explication. Je me souviens encore de son regard à la fois intrigué et amusé comme s’il considérait que je le prenais pour un enfant que l’on introduit dans un conte de fées. A mon tour, j’eus la perception nette que Roberto se trouvait devant un seuil, d’une importance capitale pour sa vie intérieure. Comme si les deux feux contradictoires étaient en train de s'accorder. En écoutant son extraordinaire conférence Quelques idées sur le langage de la transdisciplinarité, prononcée pendant la séance finale du Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité (Convento de Arrabidá, Portugal, 2­6 novembre 1994) j’ai eu la révélation d’un grand changement dans sa propre pensée (par exemple, par rapport aux idées qu’il avait exprimées au congrès de 1991 à l’UNESCO). J’ai ressenti cette conférence comme un véritable programme de recherche d’un langage de la transdisciplinarité. Tout en repoussant l’idée d’un nouveau langage formel, de laboratoire, Roberto Juarroz mettait en évidence la nécessité d’une triple rupture caractérisant le langage de la transdisciplinarité : le dépassement radical de "l’échelle conventionnelle du réel", la rupture par rapport au - 2 - "langage extérieur, répétitif" et la rupture par rapport au "mode sclérosé de vivre". Il y a ici le noyau d’or d’une recherche à venir. Tout de suite après, la présence de Roberto Juarroz comme co­président de la séance consacrée à l’adoption de la Charte de la Transdisciplinarité prit une véritable dimension de symbole. Peut­être, dans quelques décennies une forme améliorée de cette Charte pourrait­elle traduire pleinement la triple rupture énoncée par Roberto. Nous avons l’intention, avec quelques amis de Roberto, de nous rencontrer lors d'une veillée, en lisant ses poèmes, en regardant les images de l’entretien filmé avec Roberto réalisé au congrès d’Arrabidá, d’évoquer et invoquer ainsi sa présence. Peut­être, enfin, Roberto le vivant va­t­il accepter de me dire ce qu’il pense de notre discussion sur la mort, à Venise. Car maintenant il sait. Au revoir, Roberto ! Basarab NICOLESCU - 3 - uploads/Litterature/ basarab-nicolescu-roberto-juarroz-la-vie-suit-la-vie.pdf

  • 14
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager