A la mémoire de mon frère Salah, qui était si fier de me voir dans mon nouveau
A la mémoire de mon frère Salah, qui était si fier de me voir dans mon nouveau costume de ministre. À la France du respect et de la tolérance. - 2 - « On respecte ses règles (France), c'est-à- dire qu'on n'est pas polygames, on ne pratique pas l'excision sur les filles, on n'égorge pas le mouton dans son appartement et on respecte les règles républicaines. » Nicolas Sarkozy - 3 - C'est un beau jour de printemps parisien. Nous sommes en l'an 2006. Je regarde ma main en train de signer un décret dans mon bureau de ministre de la Promotion de l'égalité des chances, derrière l'Assemblée nationale, rue Saint-Dominique... Dominique comme Dominique de Villepin, que j'ai croisé un jour de novembre 2003 à la foire du livre de Brive-la-Gaillarde où il venait recevoir un prix pour un recueil de poésie. Il était alors ministre des Affaires étrangères. Ce jour-là, ma vie a pris un virage en épingle à cheveux. Je me trouvais avec quelques amis écrivains dans une salle de réception où était offert le dîner de gala. J'étais assis entre Jacques Duquesne, avec qui j'avais noué une belle amitié, et son épouse corrézienne. Villepin était installé à la table officielle, à côté de sa jolie femme, entouré de plusieurs gens importants de la culture et de la politique. Tous les regards étaient tournés vers cet homme à l'élégance raffinée dont le discours du 14 février 2003, aux Nations unies, contre la guerre en Irak était resté gravé dans les cœurs et les esprits. - 4 - Je fixais, admiratif, cet orateur qui m'avait donné pour la première fois de mon existence l'immense fierté d'être français. Je frissonnais d'avoir vu à la télévision les représentants des nations du monde se lever et applaudir la position courageuse qu'il venait d'exprimer. Je me souvenais avoir eu envie de sortir sur mon balcon et de crier : « On a gagné ! Oui, c'est ça, bravo, vive la France ! On est en finale ! » Envie de chanter à tue-tête La Marseillaise. Depuis ce fameux discours, je trouvais le métier de diplomate très prestigieux et me disais, dans un rêve lointain, que j'aurais bien aimé être représentant de la France, un jour. Soudain, à peine cette pensée s'est-elle formée que le sort décide de me prendre au mot. Pas chiche ! Je me tourne vers Jacques Duquesne pour m'ouvrir à lui de ce désir secret qui trace en moi son chemin : « Tu sais quoi, Jacques ? Je voudrais bien être ambassadeur de France. » Sous forme de boutade, il me conseille illico d'aller présenter ma candidature au ministre des Affaires étrangères, puisqu'il est justement assis à quelques mètres de nous. « Ça va pas, non ? », je me braque en rougissant. Les collègues écrivains se mettent soudain à me presser de faire cette démarche insensée, histoire de tester mon audace. Ne sachant comment me sortir de cette grotesque situation, je retiens mon souffle, saisis un bout de serviette de papier qui traîne sur la - 5 - table et écris : « J'aimerais bien être ambassadeur de France. Pouvez-vous me nommer quelque part dans le monde ? » Je ne sais pas pourquoi j'ai écrit « quelque part dans le monde », alors que ma pensée visait précisément l'Afrique, tant j'aime ce continent. A peine ai-je fini de rédiger ma missive que Mme Duquesne s'en empare, se détend comme un ressort et va la porter à Villepin. Interloqué, je la regarde se diriger vers la table d'honneur, se pencher sur l'épaule de mon destin-à-terre et lui passer ma bouteille à la mer ! Cette image, je la garde en première place dans les tiroirs de ma mémoire. À ce moment, un mouvement de plaques tectoniques se produit dans ma vie. Villepin saisit le bout de papier, le parcourt, m'adresse un sourire amusé. Je rougis de plus belle, fais un signe de la main pour le saluer. Quelques secondes plus tard, Mme Duquesne revient à ma table et me livre le verdict : « Il a dit OK, mais n'importe où sur une autre planète ! » Et tout le monde de rire autour de moi. L'affaire est bouclée, mon destin paraphé. Nous levons nos verres à la légèreté de la vie. Le soir-même, nous nous retrouvons au Château de Collette, le Castel Novel, à l'orée de Brive-la- Gaillarde, où nous sommes logés. Villepin est là aussi avec son épouse. Son garde du corps, Djamel, s'approche de moi en me tendant la main : « Je t'ai vu plusieurs fois à la télévision dans des émissions - 6 - sur les banlieues, c'était bien... » Son sourire est discret, comme s'il cachait quelque surprise pour l'avenir. C'était en 2003, les Américains et leurs alliés entraient en guerre contre l'Irak pour détruire les armes de destruction massive dont Colin Powell était chargé de prouver l'existence, le 5 février — jour de mon anniversaire —, devant les caméras du monde entier. Les mots du discours flamboyant de Villepin aux Nations unies s'étaient dissous dans un alphabet mondial en miettes. - 7 - Jeudi 2 juin 2005. 16 h 14, mon téléphone portable sonne. C'est Bruno Le Maire, le conseiller de Villepin, qui appelle. Il me lâche sur un ton solennel : « Azouz, bonjour, je te passe le Premier ministre. » En quelques mots, Villepin, sur un ton professoral, transforme ma vie : « Azouz, c'est Dominique. Je t'apporte des soucis : j'ai décidé de te nommer ministre délégué à la Promotion de l'égalité des chances. Tu seras directement rattaché à moi... À demain. » Et il raccroche. Brusquement, sous la pression du destin, une porte s'est ouverte, un courant d'air a tout aspiré dans une sorte de dépressurisation de ma cabine, j'ai été transporté dans un accélérateur temporel, sans masque à oxygène. Les années se sont engouffrées par paquets derrière moi. Le temps de la jeunesse innocente s'est esquivé. Ne me sont restées que des odeurs de crottes de bique, de lait de chèvre, de la gomme dans mon cartable, du plastique qui recouvrait mes livres et mes cahiers, celle de l'intérieur de ma trousse, de la craie, des crayons à - 8 - papier HB. J'entends mon père qui murmure à mon oreille avant de m'endormir : « Mon fils, l'icoule c'est bien pour gagner la vie. » l'icoule, c'était l'école où il n'avait jamais mis les pieds. Je ne sais plus exactement ce qui sort de ma bouche pendant ces deux minutes. Peut-être ai-je dit vaguement que je m'étais préparé à cette idée, que la veille des rumeurs m'étaient parvenues aux oreilles et que j'étais allé courir au jardin du Luxembourg pour évacuer le stress, sanglotant comme un nouveau-né. Pensant à mon défunt père, à ses parents, aux paysans de son village envoyés au front en 1917, aux autres, arrachés à leurs champs de blé sétifiens et tués à Monte Cassino. Les vies de tous mes ancêtres ont défilé en trois secondes pour une récapitulation générale. Ce que je vivais ressemblait à un remboursement de l'Histoire. Madame la France m'avait choisi pour régler ses dettes envers ces dizaines de milliers de paysans d'Afrique du Nord qu'elle avait envoyés à la mort sans billet de retour. Une seule phrase et je me retrouve tout bête dans ma solitude, dans le tumulte des murmures de mes ancêtres enfin heureux, dans mon appartement en train de suivre un match de tennis à Roland-Garros qui oppose une Française à une Russe. Cette histoire commence par du sport. Ce sera du sport jusqu'au bout. Mon destin file entre mes doigts pour suivre son - 9 - cours. Il joue avec mes nerfs : « Alors, bonhomme, tu voulais de l'harissa dans ta vie, tu en as assez avec ça ? Allez, vas-y, je te regarde faire ! » C'est vrai que j'ai toujours aimé les plats relevés, mais cette fois ce n'était pas du Cap Bon tunisien mais du Vindaloo indien, du mexicain, de l'antillais. Ça enflammait tout sur son passage. * Le soir, quand l'annonce officielle est faite par le secrétaire général sur le perron de l'Élysée devant les télévisions et les radios, quand le nom de famille de mon père, Begag, de Sétif, Algérie, débarque dans l'histoire de France, mon téléphone commence à exploser. Cela va si vite que je ne réponds que trois mots à mes amis dont je lis le nom sur mon portable, je raccroche pour en prendre un autre, je n'arrive pas à faire de la place dans la mémoire qui sature au fil des secondes. J'essaie de partager ces moments avec mes amis, de leur dire mes impressions à chaud tandis que le téléphone brûle dans mes doigts, tant les appels sont nombreux et la batterie insuffisante. Comme celle de mon cœur. Journalistes, parents, camarades d'enfance, amis nouveaux, gens croisés aux hasards des chemins de la vie, correspondants de l'étranger, Los Angeles, Alger, Le Caire, Bamako, mes enfants..., je ne sais que dire à chacun. uploads/Litterature/ begag-azouz-un-mouton-dans-la-baignoire.pdf
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- Publié le Jul 05, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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