Pierre PACHET Blanchot lecteur de Lautréamont: L'activité du texte et la passio
Pierre PACHET Blanchot lecteur de Lautréamont: L'activité du texte et la passion de la conscience Composé à partir de textes publiés en revues pendant les années 40, l'essai de Blanchot intitulé "L'expérience de Lautréamont" est publié en 1949 aux éditions de Minuit, associé à l'essai "La raison de Sade" sous le titre Lautréamont et Sade; la réédition de 1963 les fera précéder d'une brève préface, "Qu'en est-il de la critique?". Blanchot y expose une lecture des Chants de Maldoror qui me semble remarquable dans son œuvre de critique, comme d'ailleurs dans l'histoire des lectures de Lautréamont. Elle est remarquable, et sans doute la plus remarquable que Blanchot ait pratiquée et présentée par écrit, parce qu'elle affronte de façon détaillée toutes les réalités d'un texte, le mouvement de sa phrase, les circonstances de sa rédaction et de sa parution (telles en particulier que le texte publié en porte témoignage), les modifications que l'auteur lui a fait subir (par exemple la suppression du nom du condisciple de Ducasse, Georges Dazet, lors de l'édition de l'ensemble de l'œuvre) et les insertions autobiographiques qu'elle comporte explicitement; le mouvement et le développement de ses images, sa façon d'occuper l'espace de la page et d'accaparer l'attention du lecteur, sa composition en chants, la naissance en elle des personnages, la façon dont elle engendre et accélère sous nos yeux le rythme et comme le temps de sa progression, les dénivellations entre les niveaux du récit et du texte; elle reconstitue enfin l'univers de ses images: les références au monde naturel, l'engendrement des métamorphoses, et donc ces motifs centraux du texte que sont la cruauté, les thèmes sexuels, l'insomnie et le sommeil, et bien d'autres. Le lecteur est ici un guide scrupuleux, aussi complet qu'on peut l'être, dont on constate qu'il a accompli préalablement et sans en tirer de vanité un travail qui devrait être celui de l'universitaire et même du plus universitaire des universitaires, de celui qui fait le travail qu'aucun non- universitaire ne veut faire, et dont les admirateurs de Ducasse se croient volontiers dispensés par leur ferveur même: le philologue.. 2 Cette lecture, de plus, s'attaque à l'une des œuvres les plus difficiles à la fois à évaluer et à suivre. Elle est péremptoire, autoritaire, ironique, inventive et même imprévisible dans sa progression. Qui plus est, nous ne disposons de presque aucune information externe sur son auteur et sur sa rédaction. Révélée et exaltée par des admirateurs enthousiastes, elle leur a fourni des citations isolées et quasi dogmatiques, presque des slogans ("beau comme la rencontre…", etc.) qui masquent sa réalité de texte. Précisément Blanchot se refuse à la résumer à ces formules saillantes et banalisées dans leur excès même, de même qu'il ne se limite pas à en extraire une pensée, une conception, une "expérience" même (comme il l'a fait dans le cas de Rilke, de Mallarmé, de Kafka), malgré le titre qu'il donne à cet ensemble d'études en extrapolant à partir de celui qu'il a donné à l'une des subdivisions: "L'expérience centrale de "Maldoror"", titre qui est lié à la formulation d'une thèse déjà essentielle à sa conception de l'œuvre: "L'écrivain le plus conscient, pour autant que le livre qu'il compose met en jeu une part profonde de lui- même…institue entre son ouvrage et sa lucidité un mouvement de composition et de développement réciproque, un travail extrêmement difficile, important et complexe, travail que nous appelons expérience…" (p. 90). Au contraire, il procède à une analyse textuelle patiente et incroyablement vigilante. Aussi doit-on d'abord en rester, en lisant ces études, au premier titre que Blanchot avait choisi pour l'un des développements les plus importants de sa lecture: "L'espérance d'une tête" (d'espérance à expérience, il y a eu un pas, qu'il faut pour l'instant suspendre): "Qu'avait Lautréamont dans la tête, la nuit qu'il a tracé les premiers mots: "Plût au ciel que…"? Il ne suffit pas de dire que, en ce premier moment, Lautréamont n'avait pas, toute formée, la mémoire des six chants qu'il allait écrire. Il faut affirmer plus: non seulement les six chants n'étaient pas dans la tête, mais cette tête n'existait pas encore et le seul but qu'il pouvait avoir, c'était cette tête lointaine, cette espérance d'une tête qui, au moment où Maldoror serait écrit, lui prêterait toute la force voulue pour l'écrire." (éd. de 1963, p. 91). Par cette phrase sobre en son fond, bien qu'elle débouche sur des formulations éclatantes et même drôles, Blanchot se replace au début du texte qu'il examine, et au début de sa rédaction, il coïncide avec l'acte d'écrire de Ducasse, en même temps qu'il anticipe - discrètement - sur ses propres développements ultérieurs concernant l'écriture comme apte à s'engendrer elle-même, concernant la façon dont l'œuvre, marchant vers un but qu'elle invente, engendre celui qui la compose. 3 Mais pour l'instant, et comme à côté de son œuvre de théoricien de la littérature, puisque dans cette lecture il est surtout praticien, il s'invente là pour lui-même une exigence et une méthode, un soin en tout cas. ")ous ne disons rien qu'il ne dise lui-même", écrit-il (p. 135). Si en effet il s'interdit d'ajouter au texte qu'il lit, son activité de lecteur consiste à relever des occurrences, des phénomènes, puisqu'il se refuse, suivant en cela l'injonction du texte, à "fouiller": ")on…ne conduisons pas plus profondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, à travers les mines explosibles de ce chant impie!" (fin du II° chant, cf. Blanchot p. 61). Aussi son analyse est-elle pleine d'humilité malgré sa force propre d'invention, car elle comporte un nombre considérable de citations, qui donnent ou révèlent au lecteur le texte plus que celui-ci ne veut se donner de lui-même. Quand on lit cet essai de Blanchot, c'est comme si l'ensemble du texte des Chants nous était restitué, dans le corps du commentaire ou dans les notes, textuellement ou à travers des reformulations. Pour y parvenir, le critique a su interrompre ce que le mouvement des Chants a d'hypnotique, d'irrésistible ou d'oniriquement engourdi, en le ranimant par une injection de neutralité quasi scientifique, et en se gardant de le mimer dans ses tics ou dans sa frénésie si souvent contagieuse. Même quand Blanchot essaie d'être aussi explicite que possible, allant jusqu'à une lecture presque psychanalytique pour reconnaître ou supposer ce que Ducasse a mis de biographique dans son poème-roman, quand il suggère délicatement ou crûment ce que Ducasse à la fois révèle et ne veut pas dire, qui est sexuel, et cruel, Blanchot le fait non pas pour se défaire de l'œuvre en la ramenant à autre chose qu'elle-même, mais pour rendre justice au mouvement par lequel elle se constitue, dans sa chronologie propre (que la lecture thématique annule), dans sa progression, en suivant son ordre. C'est dans les Chants, non en dehors d'eux, que se trouvent ces aveux, et ce refus persistant de tout dire, qui cependant se signale comme tel, et confère au texte une sorte de puissance négative qui contribue à capter l'attention. Surtout, M. Blanchot montre comment il comprend et refuse diverses méthodes de lecture, en particulier la lecture thématique de Gaston Bachelard consistant à relever des motifs et à constituer et classer des rubriques nourries par accumulation de "fiches", 4 méthode que Blanchot condamne mais dont il donne néanmoins une illustration qui lui sert à montrer qu'il a accompli le travail correspondant. A cela il préfère nettement l'attention portée aux contenus explicites, dont sa lecture fait voir la difficulté, en particulier s'agissant d'un texte tellement occupé à s'avancer dans le vide sans oublier ce qu'il a posé auparavant, sans s'y enchaîner non plus. Ce faisant il découvre comme à neuf le textuel, la réalité du texte, à savoir une réalité qui ne se donne pas au simple bon sens, mais requiert un exercice infatigable de l'analyse, vouée à la tâche indéfinie de tenir compte de tout ce qui est écrit, de l'articulation explicite et de la consécution des parties du tout: "On ne peut pas se débarrasser à la légère des formes logiques d'un livre [comme tend à le faire la lecture thématique, qui rapproche des éléments disjoints ou ne tient pas compte de leur organisation], même si l'intérêt de ce livre est de nous faire passer à un plan très supérieur au discours; on ne peut le faire, parce que, dans une œuvre pleine, il n'y a pas de prétextes, que tout a une égale importance et qu'en tout cas, on ne peut à l'avance savoir si ces formes logiques ne représentent pas aussi des valeurs illogiques d'une extraordinaire efficacité poétique." (p. 82) Ainsi Blanchot accompagne-t-il minutieusement, scrupuleusement, les mouvements qui révèlent en Lautréamont "un esprit incroyablement distendu" (p. 135), procédant par résumés, par reconstitutions de la trame narrative (qu'une première lecture, égarée ou effrayée par l'assaut imprévisible des images, a du mal à suivre) ou de l'itinéraire qui conduit certaines images de transformation en transformation, de strophe en strophe et de chant en chant: la comète, la chevelure (p. 118); ou plus simplement encore par la description docile mais attentive du mouvement du texte, par uploads/Litterature/ blanchot-lecteur-de-lautreamont-l-x27-activite-du-texte-et-la-passion-de-la-conscience.pdf
Documents similaires










-
40
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 06, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0921MB