L A PARO L E S AC R É E D E HO L D E R L I N L'important commentaire de Heidegg
L A PARO L E S AC R É E D E HO L D E R L I N L'important commentaire de Heidegger sur l'hymne de Holderlin, Tel qu'en un jour de fête, pose un certain nombre de questioIl,s qui concernent Heidegger lui-même. Nous les laisse rons de côté. Il en est d'autres qu'on doit aussi négliger, celle-ci par exemple le commentaire de Heidegger suit mot à mot le poème, aussi soigneux, aussi minutieux que pourrait l'être un commentaire poursuivi selon les méthodes de l'érudition didac tiq;ue. Une telle explication est-elle légitime? De quelle manière l'ؤst-elle? C'èst ce que le commentateur n'a pas tenu à nous faire savoir, moins embarrassé en ' cela que Gundolf, lequel, étudianOa grande élégie L' Archipel, prenait soin de ruiner dès le point de départ son étude en rappelant qu'un poème est un tout et que les contenus de pensée qu'on prélève sur ce tout n'ont en eux-mêmes aucune réalité. Et encore Gundolf se contentait-il d'interroger le chant dans son ensemble. L'inter rogatiob de Heidegger interroge chaque mot, chaque virgule et exige de tous les éléments isolés, pris les uns après les autres, une réponse complète et, elle aussi, isolable. L'impression est souvent fort étrange. Cependant, en définitive, il y a là plus apparence que réalité; car si la question a bien l'aspect exorbi tant d'une question qui demande à chaque parcelle du poème son compte et l'oblige à se justifier analytiquement, l'analyse de M. Heidegger, progressant selon la démarche circulaire qui lui est propre, aboutit finalement, non pas à recomposer le sens général à partir de tous les sens particuliers qu'elle spécifie, mais à retrouver dans chaque moment le passage de la totalité du poème sous la forme où celui-ci s'y e!;t momentanément déposé et arrêté. 116 LA P A R T D U F E U On pourrait aussi se demander si la rencontre est possible entre le vocabulaire d'une réflexion philosophique autonome et un langage poétique, venu dans notre monde il y a près d'un siècle et demi. Mais, sur ce point, le poème a répondu : un poème n'est pas sans date, mais malgré sa date il est toujours à venir, il se parle dans un « à présent qui ne répond pas aux repères historiques. Il est pressentiment, et lui-même se désigne comme ce qui n'est pas encore, exigeant du lecteur le même pressentiment qui fera de lui une existence non encore advenue. Il en est du poème comme des dieux : un dieu, dit Holderlin, est toujours plus grand que son champ, ... Quand l'heure sonne, Comme le maître, il sort de l'atelier, Et le vêtement qu'alors il porte Est vêtement de fête, En signe de l' œuvre Qu'il lui reste encore à accomplir. Ce vêtement de fête, c'est celui que le poème revêt pour le lecteur, capable de voir et d'être en avant de soi et de distin guer, sous le mot qui a travaillé, le mot' qui resplendit, réservé à ce qui ne s'est pas exprimé encore. Il apparaît d'ailleurs très vite combien le commentaire de Heidegger cherche à répondre fidèlement aux intentions du poème. Même le vocabulaire dont il use, quoique en appa rence le sien propre, est aussi le vocabulaire du poète. Le mot cc Ouvert » qui appartient à la terminologie de ses œuvres récentes et qui lui sert ici à esquisser une interprétation de la Nature chez Holderlin (la nature n'étant pas une réalité par ticulière, ni même seulement l'ensemble du réel, mais cc l'Ou vert », le mouvement d'ouverture qui permet à tout ce qui apparaît d'apparaître) est un mot que Holderlin a lui-même rencontré et reconnu précisément dans ce sens dans l'élégie A Landauer, par exemple, Und dem of/enen Blick of/en der Leuchtende sei Et qu'à la vue qu.i s'ouvre s'ou.vre ce qui est rayonnement de lumière L A P A R O L E « S A C R É E » D E H O L D E R L I N 117 La double répétition du mot of/en, ouvert, répond exacte ment au double mouvement que signifie « l'Ouvert » s'ouvrir à ce qui s'ouvre, et der Leuchtende, le pouvoir d'éclairement de ce qui éclaire, est ici nettement donné comme postérieur au mouvement d'épanouissement, d'ouverture (des Rimmels Blüte, dit le vers précédent) qui le rend possible. Das Of/ene revient plusieurs fois dans les poèmes, et il garde sans doute le sens qui répond à peu près à notre expression, l'air libre, aller à l'air libre, mais quand nous lisons, dass wir das Of/ene schauen, le sens devient encore celui-ci pour l'être qui veut voir, il faut d'abord rencontrer das Of/ene, on ne voit que dans la liberté de ce qui est ouvert, dans cette lumière qui est aussi ouverture, épanouissement. Ton œŦpre divine, Lumière, qui fais toutes choses se déployer, dit Empédocle, dans la première version de La Mort d'Empé docle et ce déploiement est œuvre divine, parce qu'elle est aussi la part divine de la lumière, le mouvement divin par lequel la lumière peut éclairer et qu'elle reçoit d'une clarté qui lui est antérieure, comme elle est antérieure à tout. On n'a donc pas à craindre que le commentaire ajoute au texte. Cé'qu'il lui prête, on peut dire qu'il lelui avait emprunté. C'est une autre remarque qu'on serait tenté de formuler, sur le plan des correspondances entre le langage qui interprète et le langage objet d'interprétation : on le sait, la langue de Holderlin est en apparence pauvre, pauvre en mots, pauvre en thèmes, monotdne, la plus humble, la plus élevée qui ait jamais été écrite, car son mouvement l'élève au-dessus de toutes les autres. Mais la langue de Heidegger est au contraire d'une richesse et d'une virtuosité incomparables (comme l'atteste aussi la tra duction de M. J. Rovan), et plus que jamais, semble-t-il, le tentent les ressources dont la langue allemande est infiniment riche, ce dangereux pouvoir que les mots tirent du jeu de leur structure, des inflexions de sens provoquées par la danse inlas sable des préfixes et des suffixes autour d'un corps verbal étymologiquement transparent. La confiance que Heidegger fait aux mots de sa langue, la valeur qu'il accorde à leurs apparentements plus ou moins secrets, constituent un phéno mène remarquable. Les mots semblent porter en eux-mêmes 118 L A P A R T D U F E U une vérité cachée qu'une interrogation bien conduite pourrait faire apparaître. Après avoir analysé, selon l'étymologie, le terme de physis, il ajoute : « Mais Holderlin a ignoré la force signifiante de ce mot fondamental et initial qu'aujourd'hui encore nous commençons à peine à mesurer. )) Certains mots ont donc un sens qui nous dépasse et que nous ne réussissons que lentement à découvrir (et de toute évidence il ne s'agit pas seulement du sens archéologique, tel que pourrait nous le faire connaître une enquête érudite). Observation frappante et qui une fois de plus révèle derrière M. Heidegger la présence vigilante des Présocratiques. Mais, il est vrai, Holderlin a ignoré ce jeu intérieur des mots, cette virtuosité éclatante qui est celle de son commentateur et qui contraste avec la modestie de son propre langage. Ajoutons que l'essor sans pareil de ée langage, ce rythme qui est sa vérité supérieure, cet élan vers en haut sont à leur tour ignorés par le commentaire qui du chant ne retient que son développement et sa composition prosaïques. Les thèmes de Holderlin sont pauvres. Mais, le poème n'y ayant pas d'autre objet que soi, la poésie, plus fortement que nulle part ailleurs, y est réelle et vraie, vérité qui lui donne le droit de disposer de tout le reste et d'abord de tout. Quand l'on veut retrouver ce que peut bien signifier ce fait que le poème, que le chant existe et si l'on prétend interroger ce fait du dehors, cette interrogation doit conduire à Holderlin, parce que, pour lui-même et du dedans, une telle question a fait naître le poème. Interroger Holderlin, c'est interroger une existence poétique si forte que, son essence une fois dévoilée, elle a pu faire elle-même la preuve qu'elle était impossibilité et se prolonger dans le néant et dans le vide, sans cesser de s'accomplir. Le poète est le médiateur, il met en rapport le prochain et le lointain. Le marchand qui, lui aussi, rapproche et unit, le fleuve qui n'est que mouvement et passage, sont tenus, l'un pour l'égal du poète (L'Archipel), l'autre pour le langage lui-même (L' Is ter). Mais, il s'agit encore d'une image tout extérieure de la vocation poétique. Cette médiation, non seulement la poésie est chargée de l'accomplir et, en l'accomplissant, s'accomplit, mais d'abord elle doit la rendre possible. Elle n'est pas simpleإ ment l'instrument dont se servent, pour se rencontrer, les élé ments et les hommes, elle exprime et forme déjà la possibilité L A P A R O L E S A C R É E D E H O L D E R L I N 119 de cette rencontre, et cette rencontre est le fond uploads/Litterature/ blanchot-maurice-la-parole-sacree-de-hoelderlin-pf.pdf
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- Publié le Nov 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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