Un mythique en trompe-l'œil: "Le Roi des aulnes" de Michel Touriner Author(s):

Un mythique en trompe-l'œil: "Le Roi des aulnes" de Michel Touriner Author(s): Llesbeth Korthals Altes Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , Jul. - Oct., 1991, 91e Année, No. 4/5, XXe Siècle (Jul. - Oct., 1991), pp. 677-690 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40530312 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms Presses Universitaires de France and Classiques Garnier are collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France This content downloaded from 159.242.113.171 on Sat, 15 May 2021 17:11:18 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms UN MYTHIQUE EN TROMPE-L'ŒIL : « LE ROI DES AULNES » DE MICHEL TOURNER* L'œuvre de Tournier a été saluée comme un retour au roman traditionnel et au mythologique. Mais dans un excellent article, Mieke Taat avance que la véritable originalité de Tournier réside sans doute dans la « saturation » du mythe : « Comme s'il voulait flanquer à une foule de consommateurs de mythes soit une indigestion-par-surnutrition avec Le Roi des aulnes, soit, avec un roman comme Vendredi par le moyen même du mythe, une initiation au réel »!. Je voudrais ici poursuivre l'analyse du Roi des aulnes. La manière dont le mythe et le mythique entrent dans la composition de ce roman est en effet fort complexe. Bien loin d'être « traditionnelle », elle me paraît tributaire d'une esthétique ambiguë, caractéristique de ce que certains ont appelé la « post- modernité »2. Quoi de plus réaliste, de plus traditionnel qu'un journal ? Le 3 janvier 1938, Abel Tiffauges, obscur garagiste à la Porte-des- * Sigles utilisés pour les œuvres de Michel Tournier : VP pour Le Vent Paraclet, Gallimard, Folio. Les indications de page entre parenthèses sans autre mention renvoient au Roi des aulnes, Gallimard, 1970. 1. Mieke Taat, « Et si le roi était nu - Michel Tournier, romancier mythologue », Rapports! H et franse boek, 52, 1982, p. 58. Pour une analyse des mythes élaborés dans ce roman, voir, outre l'article de Taat, entre autres : A. Bouloumié, Michel Tournier - Le roman mythologique, Corti, 1988, ou Michael Worton, « Myth-reference in Le roi des aulnes » (« Références mythologiques dans Le roi des aulnes »), Stanford French Review, 6, 1982. 2. Voir par exemple J.-F. Lyotard, La condition postmoderne, Minuit, 1979 et du même auteur, « Réponse à la question : qu'est-ce que le postmoderne ? », in Critique, avril 1982 ; D. Fokkema and H. Bertens eds., Approaching Postmodernism, Amsterdam, Benjamin, 1986 ; A. Kibédi Varga éd., Littérature et postmodernité, CRIN 14, 1986. RHLF, 1991, n° 4-5, p. 677-690 This content downloaded from 159.242.113.171 on Sat, 15 May 2021 17:11:18 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms 678 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE Ternes, entreprend d'écrire son journal, les « Écrits Sinistres » (parce qu'écrits de la main « sinistre », gauche), qui constituent la première partie du Roi des aulnes. Les nombreuses indications de temps et de lieu ancrent ce journal dans le temps historique, réalisme renforcé par les nombreux détails authentiques. Mais dès la première page, ce personnage hors du commun se réclame d'un autre temps et d'une autre réalité, d'ordre mythique : Je crois aussi que je suis issu de la nuit des temps. [...] j'étais déjà là il y a mille ans, il y a cent mille ans. Quand la terre n'était encore qu'une boule de feu tournoyant dans un ciel d'hélium, l'âme qui la faisait tourner, c'était la mienne (p. H)· Le récit est là pour accorder ces deux ordres de réalité : Je relis ces lignes. Je m'appelle Abel Tiffauges, je tiens un garage place de la Porte-des-Ternes, et je ne suis pas fou. Et pourtant ce que je viens d'écrire doit être envisagé avec un sérieux total. Alors ? L'avenir aura pour fonction essentielle de démontrer - ou plus exactement d'illustrer - le sérieux des lignes qui précèdent (p. 12). Le roman, où alternent le journal de Tiffauges et le récit du narrateur, raconte l'histoire de cet « ogre » mal à l'aise dans une société hostile. Les hasards de l'Histoire - qui n'en sont pas pour lui puisqu'il croit à la « connivence secrète qui mêle en profondeur [son] aventure personnelle au cours des choses » (p. 11) - l'amènent dans l'Allemagne nazie, prisonnier de guerre, η découvre son lien profond avec la terre prussienne, en creusant des tranchées au camp de Moorhof ; une faune, une flore étrangement proches et des êtres aux préoccupations familières lui font accueil au château de chasse de Göring, dans la réserve naturelle de Rominten ; enfin, l'internat militaire nazi de Kaltenborn semble principalement destiné à la réalisation des désirs et à l'apothéose de cet ogre amateur d'enfants. L'Histoire, et celle de l'Allemagne nazie en particulier, se déroule pour que s'accomplisse son histoire personnelle. A l'apogée de son pouvoir - les enfants de Kaltenborn sont à la merci de ses désirs frôlant de plus en plus le sadisme - Tiffauges recueille Ephraim, un enfant juif rescapé d'Auschwitz. Celui-ci lui révèle les atrocités nazies, dont la forme correspond exactement à celles inventées par le désir de l'ogre. Le roman se termine sur une apocalypse généralisée. L'Allemagne est envahie par les troupes étrangères, Kaltenborn est mis à feu et à sang. Tiffauges fuit, Ephraim sur les épaules, et s'enfonce dans la terre prussienne si accueillante. This content downloaded from 159.242.113.171 on Sat, 15 May 2021 17:11:18 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms « LE ROI DES AULNES » DE MICHEL TOURNIER 679 Un des intérêts de ce roman, c'est de montrer à l'œuvre les mécanismes et les enjeux du mythe. Le mythique est partout - dans le matériau (mythes des origines, notamment), dans la « conscience mythique » ou la « mentalité primitive » de Tiffauges et des nazis, et jusque dans la composition du récit. Mais arrêtons-nous tout d'abord au récit que Tiffauges se fait de son existence. A l'heure actuelle, dans toutes sortes de domaines (philosophie, psychologie, sociologie, rhétorique ou théorie littéraire) on redécouvre le rôle fondamental du récit pour l'être humain, défini comme « story-telling animal »3 (« l'âme humaine est en papier », dit aussi Tiffauges). Comme le mythe dans les sociétés « primi- tives », le récit peut avoir pour l'homme une fonction d'intégration dans l'univers, d'orientation et de légitimation de ses comporte- ments. Il fournit à l'homme, au moins autant par sa structure (début/fin : clôture du texte, nœud-dénouement, déroulement tem- porel) que par son contenu, l'image d'un monde et d'une existence ordonnés et intelligibles. Telle est ce qu'on pourrait appeler la « fonction mythique » du récit. Comme le mythe, le récit a valeur de mise en forme, voire de réponse aux questions d'ordre métaphysique et pratique auxquelles l'homme se trouve confronté4. Dans les récits de vie, l'enjeu de la narrativité est évidemment d'autant plus grand. Il s'agit en effet d'intégrer dans une trame cohérente les événements disparates de l'existence et de l'Histoire, de construire un ordre et de suggérer une nécessité là où la vie apparaît chaotique et contingente. Dans le cas du récit autobiographique, on peut dire que l'organisation syntaxique et sémantique du récit, correspondant à l'ordre narratif et au réseau de 3. « L'homme est un animal raconteur d'histoire » (Maclntyre). Sur les aspects anthropologiques de la narrativité, voir notamment P. Ricœur, « life : a Story in Search of a Narrator » (<c La vie : un récit en quête de narrateur »), in M. C. Doeser and J. Kraay, éds., Facts and Values, Dordrecht, Nijhoff, 1986, p. 121-132 ; Alasdair Maclntyre, After Virtue - a Study in Moral Theory (« Au-delà de la vertu - essai de théorie morale »), Univ. of Notre-Dame Press, Notre-Dame, 1981, ou A. Kibédi Varga, Discours, récit, image, Bruxelles/liège, Pierre Mardaga, 1989, notamment le chapitre m. Lévi-Strauss accorde d'ailleurs une fonction comparable à la musique : « Le vrai trajet laborieux, celui auquel [l'homme] rapporte tous les autres, c'est sa vie même avec ses espoirs et ses déceptions, ses épreuves et ses réussites, ses attentes et ses achèvements. La musique lui en offre à la fois l'image et le scheme, mais sous la forme d'un modèle réduit qui [...] condense [ces péripéties] dans un laps de temps que la mémoire peut saisir comme un tout, et qui [...] les achemine vers une conclusion réussie. » (Mythologiques, L'homme nu, Pion, 1971, p. 589). 4. Varga précise a juste titre que toute une part de la littérature semble précisément critiquer cette fonction mythique du récit, et décrit le déchirement existentiel de l'individu, l'artificialité de l'ordre social etc. (op. cit., p. 72). Voir sur ce point également son article « uploads/Litterature/ un-mythique-en-trompe-l-x27-oeil-le-roi-des-aulnes-de-michel-touriner.pdf

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