Bob Marley par Jean-Philippe de Tonnac Gallimard Jean-Philippe de Tonnac est es

Bob Marley par Jean-Philippe de Tonnac Gallimard Jean-Philippe de Tonnac est essayiste, éditeur et journaliste. Il a été éditeur chez José Corti et a travaillé pendant une dizaine d’années à la direction des Hors-série du Nouvel Observateur aux côtés de Jean Daniel. Il a consacré une première biographie à l’écrivain René Daumal (Grasset, 1998) ; mené des entretiens avec Théodore Monod sur le thème de l’engagement (Révérence à la Vie, Grasset, 1999) ; dirigé une encyclopédie sur La Mort et l’Immortalité (avec Frédéric Lenoir, Bayard, 2004) ; questionné, avec Roger-Pol Droit, l’idéal de sagesse dans l’Antiquité (Fous comme des sages — Scènes grecques et romaines, Le Seuil, 2002) ; engagé un échange avec le psychiatre Xavier Pommereau sur le Mystère de l’anorexie (Albin Michel, 2007) ; organisé la rencontre entre Jean- Claude Carrière et Umberto Eco sur la question des mutations du livre (N’espérez pas vous débarrasser des livres, Grasset, 2009). Titulaire de deux CAP (pâtisserie et boulangerie), il a dirigé pour la collection « Bouquins » des éditions Laffont, chez qui il est éditeur, le Dictionnaire universel du pain (2010). Pour Diane. Pour toute une génération, Bob Marley était le Malcolm X des années 1970, un authentique révolutionnaire et un homme qui n’abandonna jamais les gens qu’il aimait et pour lesquels il se battait. Au cours de sa vie, Bob Marley n’a jamais changé. Il n’a jamais changé son apparence… il n’a même jamais changé sa garde-robe. DANNY SIMS CITÉ PAR LLOYD BRADLEY, Bass Culture . Quand le reggae était roi , Allia, 2005. [O]nly a few people knew him intimately. To the outside world he was a reggae superstar. Few knew that his songs were « songs of sorrows, pleading for redemption » ; and only a few knew that the majority of his songs were praises to his God-figure, Jah Rastafari. LEONARD R. BARRETT, The rastafarians Sounds of Cultural Dissonance , revised and updated edition, Beacon Press, 1988. Rasta gigogne Commençons par enfoncer une porte ouverte. Le plus exposé, le plus ressassé est en même temps ce qui est le mieux caché. Comme si la surexposition participait en même temps de la dissimulation, en était le ressort essentiel. La vérité aime son propre retrait, dit le philosophe. Ce qui se donne à voir se dérobe, afin que ce qui se dérobe se donne à voir et à connaître. En l’occurrence Bob Marley est un maître incontesté en dissimulation. Et tous les superlatifs par lesquels on passera pour qualifier sa courte et phénoménale prestation sur la scène tout en rondeur du globe terrestre confirmeront cette loi de plomb. Que savons-nous exactement du soleil ? Jetons-en plein la vue d’entrée de jeu pour continuer d’aveugler. Superlatifs. Prenons les choses dans l’ordre. Trois ans après sa disparition, celle qu’on peut regarder comme définitive (mais les rastas protestent), l’album Legend est parmi les meilleures ventes de tous les temps. L’exploit n’est, dans son cas, pas isolé. Songs of Freedom en 1992, est un nouveau jackpot. Décourageant pour la concurrence. Puis on enchaîne, très vite. La BBC, en 1999, déclare que « One Love » (premier enregistrement 1965, et présent sur l’album Exodus, 1977) est la chanson du millénaire, tandis que le Time fait d’Exodus le « meilleur album du XXe siècle ». La BBC remet ça, en 2001, au moment de désigner les meilleurs auteurs-compositeurs de tous les temps, en plaçant Marley sur le podium, bien qu’en troisième position, après Dylan et Lennon — résultat confirmé par sa onzième place dans le classement Forbes des personnalités disparues ayant touché les plus gros revenus1. On imagine que cet ébouriffant palmarès n’a pas laissé insensibles tous ceux qui se sentent le droit de revendiquer une part de ce succès. À commencer par son île au milieu de nulle part, plus précisément perdue dans le Black Atlantic, une île où il est venu au monde, en 1945, fort modestement, à Rhoden Hall, au pied de la colline de Nine Miles, paroisse de St. Ann, dans cette région qu’on appelle « The garden parish of Jamaica » (la paroisse-jardin de la Jamaïque). Non seulement ses chansons vous accueillent à l’aéroport Norman Manley, en fanfare et en boucle, mais son « One Love », encore lui, fait désormais office d’hymne national et vous ne pouvez concevoir une visite de l’île sans vous arrêter dans sa maison, 56 Hope Road, Kingston, où il a engendré quelques-uns de ses plus grands succès, et transformée désormais en musée, ou au mausolée de Nine Miles où il repose. Il est certain que Bob demeure pour l’Office du tourisme jamaïcain « une institution plus commercialisable que les chutes de la Dunns River, les rent-a-dreads d’Ocho Rios ou le rhum Wray&Nephew » — « rent-a-dreads » (« louez un rasta »), étant, nous explique Lloyd Bradley, « le surnom donné aux prostitués mâles qui arpentent les plages d’Ochos Rios et Montego Bay, une des distractions favorites de riches (et vieilles) touristes (américaines) en quête de “Big Bamboo”2 ». Le nombre de ceux qui sont prêts à détourner un peu de cette lumière sur eux sont même légion, farouches, activistes de surcroît, au besoin procéduriers. Les femmes de Bob se sont longtemps disputées la mémoire de son cœur ; ses enfants une place devant son nom ; les producteurs des droits ficelés de manière très peu conventionnelle aux singles et albums qui ponctuent une trajectoire qui pose un pied sur tous les continents et que la mort n’arrête visiblement pas ; les réalisateurs la responsabilité d’un biopic qui va venir nécessairement les conforter, eux les gardiens du temple, dans leur velléité de ne rien faire, ne rien tenter. Mais le plus important n’est pas là. L’ascension de l’enfant jeté sur les « épines du plein jour3 », à Kingston, Jamaïque, manière de Calcutta du Nouveau Monde, où naître et (éventuellement) grandir s’apparente à une réprimande divine, ou un acte de foi, la transsubstantiation qu’il a opérée de la violence ordinaire, cette régénération de son sang qu’il est allé puiser après son premier séjour à Wilmington (Delaware, États-Unis) au sein des groundations ou rassemblement des premières communautés nyabinghi, toute cette ardente énergie rédemptrice déployée par Marley n’a jamais cessé de susciter la louange et l’admiration des parias de la terre qui l’ont porté et le portent aux nues. Ainsi Bob est-il la première icône de ce tiers-monde qui apprend toujours beaucoup de lui, et d’abord à se détourner des dieux de l’Occident qui squattent, à défaut de temple, le Nasdaq. Il est un sursaut magnifique d’orgueil pour cette partie du monde qu’on n’a pas encore informée de la chute du Mur, ou qui n’y a pas cru, parce qu’un mur en cache toujours un autre, un mur blanc contre un mur noir, et que les illusions ont cessé de bercer. En ce sens, le phénomène Marley excède très largement la scène musicale et a justifié, dans les pays anglo-saxons, l’investigation des chercheurs susceptibles d’éclairer cette inespérée parousie au cœur des ghettos de Back’O’Wall et de Trench Town. Leader métis d’un panafricanisme dont il est sans doute la figure la plus populaire, Marley a ainsi contribué à déplacer et brouiller les lignes, selon une stratégie qui lui était propre et qui a emprunté à cette loi évoquée précédemment. Dans une société de l’image et du leurre, le lieu de la disparition est au point de la plus universelle exposition. En ce sens, Marley est demeuré un secret bien gardé. Et gardé à deux niveaux de profondeur. D’abord l’homme, au dire de ceux qui l’ont approché, côtoyé de près, est resté indéchiffrable. Son biographe « officiel », Timothy White, qui a consacré sa vie à scruter ce personnage « truqueur », qu’il compare à l’araignée Anansi, héroïne des contes ghanéens et, plus généralement, des folklores de l’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes, araignée roublarde, insaisissable, confirme cette aptitude de Marley à vous échapper, à vous glisser entre les doigts, à protéger son monde intérieur, selon ce double mouvement du don de soi et du retrait4. Comme si les aptitudes métaboliques du monde s’acharnaient à vouloir atteindre à l’essence du message du chanteur et s’y épuisaient. Car, comme le dit White, si Marley est demeuré la reggae star que l’on sait, et ce dès le début des années 1970, peu de ses adorateurs ont su que la plupart de ses tubes étaient en réalité des hymnes chantés à la gloire de Jah, le dieu d’une religion syncrétiste née des efforts obstinés de prophètes obscurs et sublimes, à la fois dans la Caraïbe, l’Amérique centrale, les États-Unis et l’Afrique du Sud, pour réhabiliter l’âme noire. Dans une génération qui découvrait, à partir des substances douces puis dures, les vertus du saut à l’élastique, avec ou sans élastique, on avait un peu rapidement classé Marley et ses semblables parmi les fumeurs de joints, adeptes d’un peace & love de bazar, animateurs de dancehalls aux quatre coins de la planète, laquelle se balançait désormais au rythme lent et lourd du one drop made in Jamaica. Les clichés ont la peau uploads/Litterature/ bob-marley-bibliographie 1 .pdf

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