Entre stabilité et itinérance. Livres et culture des ordres mendiants XIIIe-XV

Entre stabilité et itinérance. Livres et culture des ordres mendiants XIIIe-XV e siècle, sous la direction de Nicole Bériou, Martin Morard et Donatella Nebbiai, Turnhout, 2014 (BIBLIOLOGIA, 37) p. 329-366 © F H G DOI 10.1484/M.BIB.5.102487 La « bibliothèque » de Raymond Martin au couvent Sainte-Catherine de Barcelone : sources antiques et chrétiennes du 3XJLR¿GHL (ca. 1278)1 Philippe BOBICHON L’étude des bibliothèques médiévales s’appuie généralement sur celle des inventaires ou des listes de livres conservés dans la tradition manuscrite. Les livres qui se présentent eux-mêmes comme de véritables « bibliothèques », et dont le lieu de rédaction est connu, offrent une autre source d’investi- gation, rarement utilisée : si elle est examinée avec discernement, la liste des autorités invoquées dans de tels écrits permet d’appréhender, dans une certaine mesure, la nature de la documentation mise en œuvre par leurs auteurs. Dans l’étude qui va suivre, cette hypothèse de travail est appliquée à un écrit particulièrement repré- sentatif de l’activité des Mendiants dans la seconde moitié du XIIIe siècle : le 3XJLR¿GHL, composé par le dominicain Raymond Martin (Ramón Martí), pendant les quinze dernières années de sa vie, au couvent Sainte-Catherine de Barcelone. La bibliothèque de ce couvent a disparu, et de ce qu’elle était jOD¿QGXXIIIe siècle, il ne subsiste que peu de traces2 ; mais le livre de Raymond Martin nous en offre peut-être un témoignage indirect3. L’analyse d’un seul ouvrage ne permet évidemment pas de reconstituer dans son intégralité la biblio- thèque du couvent Sainte-Catherine ; mais elle offre de précieuses indications sur les instruments de 1. Une seconde étude sera prochainement publiée sur les sources juives du 3XJLR¿GHL, autre composante de la « bi- bliothèque » utilisée par Raymond Martin. « Quotations, Translations, and Uses of Jewish Texts in Ramon Marti’s Pugio ¿GHL”. Actes du colloque tenu à Madrid, les 5 et 6 mars 2012. Sur les sources arabes, voir en dernier lieu Ryan Szpiech, « Citas árabes en carácteres hebreos en el 3XJLR¿GHL del Dominico Ramon Martí : Entre la autenticidad y la autoridad », Al-Qantara 32/1 (janvier-juin 2011), p. 71-107. Je remercie Ann Giletti (The American University of Rome) pour sa lecture très attentive de cette étude et pour ses remarques très utiles pour la précision de certaines références. 2. Cf. Th. Kaeppeli, « Assignationes librorum : professiones novitiorum (s. XIII-XV), Archivum Fratrum Preadicatorum 37, 1967, p. 47-118 [ici, p. 47-80]. Selon la tradition, le couvent fut fondé en 1219. Sa bibliothèque ayant brûlé en 1255, elle fut reconstituée par Arnault de Segarra, Provincial d’Espagne depuis 1249, et confesseur du roi Jacques Ier d’Aragon ; voir ci-dessous, note 4 : José Maria Coll, $QDOHFWDVDFUD7DUUDFRQHQVLD18, 1945, p. 70. Dans l’article récemment publié par Sara Gonzalez, « Catálogo de las bibliotecas escolásticas barcelonesas en los siglos XIII y XIV », Atalaya [en ligne], 12, 2011 (sans pagination), le passage consacré au couvent Sainte-Catherine porte essentiellement sur des manuscrits du XIVe siècle. L’article de Francisco Miquel Rosell, « Manuscritos de la Orden de Predicadores conservados en la Biblioteca de la U. De Barxe- lona », $QDOHFWDVDFUD7DUUDFRQHQVLD 15, 1942, p. 325-360, porte sur quelques manuscrits tardifs des XVIIe et XVIIIe siècles. Pour le XIIIe siècle, nous ne disposons que des « Assignationes librorum qui pertinent ad conventus S. Catharinae Barchino- QHQVHPªSXEOLpHVSDU+'HQLÀHGDQV 4XHOOHQ]XU*HOHKUWHQJHVFKLFKWHGHV3UHGLJHURUGHQVLPXQG-DKUKXQGHUWHQ [$UFKLYIU/LWHUDWXUXQG.LUFKHQJHVFKLFKWHGHV0LWWHODOWHUV, II], 1886, p. 165-248 [ici, p. 241-248]. Ce document daté de 1277 ne donne qu’une image très partielle de la bibliothèque du couvent, à cette époque. 3. Notre étude renvoie à l’édition de 1687 qui reproduit à l’identique, mais avec une pagination différente, celle de 1651 ; elle devrait être complétée par celle des passages – assez nombreux mais non encore inventoriés – qui apparaissent dans la copie conservée à la bibliothèque Sainte-Geneviève (Latin 1405) alors qu’ils étaient absents des manuscrits utilisés pour l’édition. 330 PHILIPPE BOBICHON travail dont disposait sans doute l’auteur du 3XJLR¿GHL, sur les modalités de leur utilisation, et sur leurs conséquences pour l’élaboration du texte. RAYMOND MARTIN, VIE ET ŒUVRE Les données biographiques dont nous disposons pour l’auteur du 3XJLR¿GHL sont peu nombreuses, tirées de sources relativement tardives, et le plus souvent indirectes, donc incertaines ; elles se rédui- sent à quelques indications dont l’essentiel est invariablement répété dans la littérature secondaire4. Raymond Martin est né à Subirats, près de Barcelone, vers 1220. Il est sans doute entré au couvent dominicain de Barcelone avant d’être envoyé à Paris pour y suivre, selon la tradition, l’enseignement d’Albert le Grand entre 1245 et 1248 (en même temps que Thomas d’Aquin5). Engagé dans la mission des Mendiants auprès des musulmans et des juifs, il fut choisi, parmi d’autres, pour entreprendre, à Murcie, l’étude de l’arabe (chapitre provincial de Tolède : 1250). Dans le cadre de son activité mis- VLRQQDLUHLO¿WDXPRLQVGHX[VpMRXUVSURORQJpVj7XQLVHWFRQWULEXDYUDLVHPEODEOHPHQWjODIRQGDWLRQ du Studium linguarum établi, dans cette cité, sous l’impulsion de Raymond de Peñafort6. À l’issue de la Dispute de Barcelone qui mit en présence le converti Pablo Christiani et Nachmanide (1263), il participa à la commission chargée, par le roi Jacques Ier d’Aragon, d’examiner les livres juifs pour en expurger les passages antichrétiens. De retour au couvent Sainte-Catherine de Barcelone en 1269, il semble y être demeuré jusqu’à sa mort, survenue après le premier juillet 1284. Ces quinze années furent consacrées à l’enseignement de l’hébreu et à la rédaction du 3XJLR¿GHL7. 4. Cf. Thomas Kaeppeli, Scriptores Ordinis Praedicatorum Medii Aevi, t. 3, Rome, 1980, p. 281-283. Cf. André Berthier, « Un maître orientaliste du XIIIe siècle Raymon Martin O. P. », Archivum Fratrum praedicatorum 6 (1936), p. 267-311 ; Philippe Bobichon, « Ramón Martí (XIIIe siècle) : un “Maître orientaliste” ? », dans Portraits de Maîtres offerts à Olga :HLMHUV, Textes et études du Moyen Æge, 65, éd. Claire Angotti, Monica Brinzei Calma, Mariken Teeuwen, Porto 2012, p. 405-414 (avec analyse critique des données, et suggestions de recherche). 5. La plus ancienne formulation écrite de cette tradition apparaît dans la lettre adressée par Yvo de Pinsart, prieur du couvent de Saint-Jacques, à Joseph de Voisin : « Ex innumeris suis operibus inique spoliatis, nominandi veniunt Albertus Magnus, inter discipulos eius d. Thomas, et sodalis huius Raymundus Martini Barcinonensis. » (3XJLR¿GHL, éd. Joseph de Voisin, 1651, p. 112.). Cette tradition est discutée : cf. Pedro Ribes Montané, « San Alberto Magno, maestro y fuente del apologeta medieval Ramón Martí », Anthologica annua 24-25, 1977-1978, p. 593-617 [en particulier p. 593-604]. 6. Sur cette question qui a donné lieu à une importante bibliographie, on consultera, en particulier, les études suivantes : André Berthier, « Les écoles de langues orientales fondées au XIIIe siècle par les Dominicains en Espagne et en Afrique », Revue Africaine 73 (1932), p. 84-104 ; José Maria Coll, « Escuelas de lenguas orientales en los siglos XIII y XIV », Analecta VDFUD7DUUDFRQHQVLD 17 (1944), p. 115-135 (período raymundiano) ; 18 (1945), p. 59-89 (período postraymundiano [sur Raymond Martin, p. 72-75]) ; 19 (1946), p. 217-240 (controversias y misiones a los Judíos) ; id., « San Raymundo de Peñafort y las misiones del Norte Africano en la Edad Media », Missionalia hispanica 5 (1948), p. 417-457 ; Ángel &RUWDEDUULD©2ULJLQDOLGDG\VLJQL¿FDFLyQGHORV³6WXGLDOLQJXDUXP´GHORV'RPLQLFDQRVHVSDxROHVGHORVVLJORVXIII y XIV », Pensamiento 25 (1969), p. 71-94 ; id., « El estudio de las lenguas en la Orden dominicana. España – Oriente – Raimundo Marti », Estudios S HW   ©/¶pWXGHGHVODQJXHVDX0R\HQÆJHFKH]OHV'RPLQLFDLQV (VSDJQH2ULHQW Raymond Marti », dans Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales du Caire (MIDEO) 10 (1970), p. 189-248 ; id., « San Ramón de Penyafort y las escuelas dominicanas de lenguas », Estudios del Vedat 7 (1977), p. 125-154 ; Robin Vose, 'RPLQLFDQV0XVOLPVDQG-HZVLQWKH0HGLHYDO&URZQRI$UDJRQ, Cambridge, 2009, p. 94-115. 7. La date généralement retenue pour l’achèvement du 3XJLR¿GHL (1278) est inexacte, puisqu’elle repose sur une indication TXL¿JXUHGDQVOHWH[WHDXPLOLHXGXOLYUH FKDS,, pG-%&DUS]RYS   331 LA « BIBLIOTHÈQUE » DE RAYMOND MARTIN AU COUVENT SAINTE-CATHERINE DE BARCELONE Plusieurs écrits sont attribués à Raymond Martin, qui portent, pour l’essentiel, sur les cultures arabe et juive et sur leur rapport avec le christianisme. Tous ne sont pas datés, mais leur composition corres- pond sans doute aux différentes étapes de l’activité missionnaire de leur auteur8. VOCABULISTA IN ARABICO Ce dictionnaire de la langue arabe est, semble-t-il, le plus ancien de ceux qui furent publiés en Occident. Manuscrits : Florence, Biblioteca Riccardiana, Cod. 217, 290 f. ; Munich, Bibliot. Nat., Clm 206 ; Leyde, voss. lat. 231. Édition : Celestino Schiaparelli, Vocabulista in Arabico, pubblicato per la prima volta sopra un codice della Biblioteca Riccardiana di Firenze, Florence, 1871, p. 3-217 et 221-6419. Fragmentum disputationis de Alcorani eloquentia inter Muslimum et Christianum La copie de ce fragment occupe les derniers feuillets du manuscrit édité par Celestino Schiaparelli. Selon ce dernier (Vocabulista in Arabico, p. XV-XVI), la main est contemporaine de celle qui a copié le Vocabulaire arabe ¿QGXXVIIe siècle), et sans doute identique. Les variantes, les leçons erronées et les oublis semblent montrer que le manuscrit de la Bibliothèque Riccardiana n’est pas l’original (ibid., p. XX). Le document est rédigé en arabe, par un chrétien ; il pourrait émaner de l’une des écoles fondées au XIIIe siècle, dans la partie orientale de l’Espagne, uploads/Litterature/ bobichon-la-bibliotheque-de-raymond-martin-au-couvent-sainte-catherine-de-barcelone.pdf

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