Du même auteur À trois degrés vers l’Est, nouvelles, Chihab, 2008. Le Faiseur d
Du même auteur À trois degrés vers l’Est, nouvelles, Chihab, 2008. Le Faiseur de trous, Barzakh, 2007. Nationale 1, récit, Casbah, 2007. Après-demain, roman, Chihab, 2006. Lunes impaires, textes, Chihab, 2004. De bonnes nouvelles d’Algérie, nouvelles, Baleine, 1998. Ouvrages collectifs : Alger, quand la ville dort, Barzakh, 2010. Alger, ville blanche sur fond noir, Autrement, 2003. Qui veut noyer son chien…, Ringolevio, 1999. Populations en danger, MSF-La Découverte, 1995. Le drame algérien, RSF-La Découverte, 1996. © Barzakh, Alger, 2018 ISBN : 979-10-329-0899-0 Dépôt légal : 2020, janvier © Éditions de l’Observatoire / Humensis 2020 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. En hommage à Afulay-Apulée de M’Daourouch, premier romancier du monde, premier auteur algérien. Livre 1 La vitre est cassée. Mais ne l’était-elle pas déjà ? En tout cas, l’oiseau est parti. Pas par la fenêtre, d’après la voisine qui voit tout. Sale oiseau. Ne parlons pas des voisines, ça porte malheur. L’homme est debout, il lit debout un livre debout, se grattant périodiquement le haut de la cuisse droite avec sa main libre, la droite, quand elle ne tourne pas les pages avec ses doigts ; l’autre, la gauche, tient le livre. Un œil cligne, assailli périodiquement par un rayon de soleil qui rebondit sur une page. Les pieds sont immobiles, le cou bien droit, la respiration régulière, l’oreille attentive. De temps en temps, Izouzen sort un œil des mots couchés en laissant l’autre fixé sur le lit – comme si ses yeux n’étaient pas solidaires – et regarde par la fenêtre ces montagnes si énigmatiques d’où est certainement venue la pierre qui a cassé sa vitre. Mais ne l’était-elle pas déjà ? Bref, page 53, il est écrit : « L’univers pèse exactement 10 puissance 154 kilogrammes alors qu’il devrait en peser beaucoup plus, si l’on pèse les corps célestes séparément et la matière qui coule entre cette purée d’atomes au goût indéfinissable. » Incroyable. Quinze milliards d’années après le big bang et seulement 20 mille ans après l’Âge de Glace, l’Homme est allé si loin, a pensé si fort et s’est élevé si haut que non seulement il a réussi à peser l’univers mais peut se permettre aujourd’hui de l’accuser de dissimuler une masse manquante, tel un ministre qui manipulerait avec légèreté budgets et caisses noires. Nom d’une étoile, comment peser Jupiter, Orion, Aldébaran, Zaniah, Kajam, Pi 2 Ursae Majoris ou encore R136a1, la plus grosse masse de l’univers, un monstre stellaire qui libère à chaque seconde dix millions de fois plus d’énergie que le Soleil ? Quel genre de balance peut réaliser cette impossible opération ? Izouzen s’est arrêté sur cette pensée : comment peser un univers infini qui ne s’arrête jamais de grossir, annulant de fait l’opération de pesée de la seconde d’avant ? Quelle prétention. Il a ensuite feuilleté le livre en faisant rapidement défiler les pages à l’aide de son index droit, créant un agréable courant d’air dans sa petite maison, car même avec une fenêtre cassée, il fait chaud quand le vent fait la tête et refuse de souffler. Page 126 : « Combien pèsent l’air qui nous enveloppe, la tradition qui nous enferme, notre famille, nos voisins ou l’Algérie qui nous pèse ? Comment vivre avec légèreté dans un espace qui nous plombe, nous fige et nous attire vers la terre des ancêtres en raison du carré inverse de la distance qui nous en sépare, nous cloue au sol comme des vers de terre au carré inverse de la distance selon Newton ? » Car c’est bien sûr cet Anglais aux cheveux bouclés qui a mis en équation la propension naturelle de l’homme à s’asseoir, ramper, dormir, s’agenouiller, se courber, s’étaler et copuler couché. La vitre est cassée et la pomme est tombée, aujourd’hui elle ne serait probablement jamais arrivée à terre, happée en plein vol et mangée en suspension, l’équation devenant introuvable. Pourtant, on tombe aussi ici, et peut-être bien plus qu’ailleurs. — De toute façon, il n’y a pas de pomme, murmure Izouzen en souriant à un ami invisible. — Les pommes sont hors de prix… Il fait lourd aujourd’hui, et même les vents croisés de la vallée des Aït Ouabane n’y peuvent rien. Izouzen a refermé le livre et essuyé la couverture d’un geste de la main tendre et instinctif, pour y retirer une poussière imperceptible. Puis, il a enjambé le cadavre de sa sixième femme et s’est dirigé vers la pièce du fond pour ranger le livre dans sa précieuse bibliothèque. Il l’a tuée, comme les cinq autres, parce qu’elle n’était peut-être pas à sa place. Il a par contre glissé l’ouvrage là où il l’a estimé à sa place, à côté des livres introuvables, livres interdits, livres jamais lus, épopées du diable, encyclopédies du dérisoire, autobiographies des dieux, manuels ésotériques en zemiati – entièrement écrits à l’envers – et dictionnaires des pourquoi. Ce n’est pas la bibliothèque infinie de Borges, où, par principe, toutes les combinaisons possibles de lettres existent, créant ainsi aléatoirement des livres illisibles et des modes d’emploi de machine à laver, des livres réellement publiés, comme celui-ci, et ceux du futur de chacun, écrits dans toutes les langues du monde, mais c’est quand même une bibliothèque, finie, compression d’idées puissantes et de pensées vastes, qui recèle beaucoup plus de contenus que de contenants. Combien pèse-t-elle au fait ? Il faut déjà savoir combien pèse un concept phare, un roman dense ou une histoire d’amour lumineuse. Bref. Si l’on pouvait déplier tous les mots et les pages de la bibliothèque d’Izouzen, il y aurait de quoi construire une montagne. On dit même qu’Izouzen possède des livres sans mots, des livres sans pages, des livres qui n’existent pas, qui n’ont jamais été écrits et dont les auteurs et les lecteurs n’ont jamais existé. Baya est morte. — Dommage, elle était vraiment belle. De jolies cuisses à la peau lisse, bien pleines et à moitié dénudées. La moitié du bas bien sûr, vers les genoux. Un peu de pudeur, on est à Alger, tout de même. Tissam est assise à côté de Lyès, le conducteur. Lequel a regardé furtivement. Instant de ravissement, de concupiscence et de futur. — Ralentis ! Mounir est sur la banquette arrière. Il a surpris le regard de Lyès, et s’adresse à lui. Effectivement, la voiture allait trop vite. — Ralentis, y a un barrage, insiste Mounir plus fort, presque debout maintenant, à l’arrière. Lyès n’avait pas vu. Il freine et passe la deuxième, deuxième frein, moteur. Il a gardé sa main sur le levier de vitesse. Son poing se serre tellement que ses phalanges blanchissent. Pédale de frein, le pied. Avec une main et un pied, il a immobilisé la voiture bleue, par une intelligente synchronisation. C’est évident, un âne ne pourrait pas conduire une voiture. — OK. On s’arrête souvent en Algérie, trop de barrages, trop d’arrêts intempestifs. Sur les routes, on n’a même pas le temps de se lancer qu’il faut déjà s’arrêter, et repartir. Ça tue l’entrain, ça bloque les dynamiques et ça plie/déplie le temps, accordéon désaccordé qui joue pour les autres. — Quelle heure ? demande Tissam, comme si le temps avait un rapport avec le barrage devant. L’heure ? L’horloge de la voiture est cassée. — Pourquoi tu demandes l’heure ? On n’a roulé qu’une demi- heure. Il y a donc un rapport. Tissam tire instinctivement sur sa jupe, pour recouvrir un peu ses cuisses. Elle gagne deux centimètres de pudeur et se sent à peine mieux sous le regard lourd du policier. La voiture bleue, un vieux Break qui possède la particularité de ne pouvoir rouler qu’une heure sur deux à cause d’un insoluble problème de surchauffe, est maintenant au garde-à-vous, à l’arrêt, phares baissés en signe de craintif respect devant l’agent des forces de sécurité. Le policier a l’air suspicieux, comme un gendarme. C’est d’ailleurs peut-être un gendarme repeint en bleu pour se fondre dans le ciel et ne pas effrayer la population traumatisée par les guerres, le vert étant paradoxalement la couleur préférée du conflit armé mais aussi du paradis. Les Algériens ont tous quelque chose à se reprocher, ce qui explique cette peur du policier et du gendarme, juge et partie, arbitre et attaquant de pointe. Mais ces trois-là, dans leur vieille voiture bleue, sont vraiment suspects. L’homme en bleu les dévisage : deux hommes et une femme assise à côté du conducteur, une jolie femme d’ailleurs, aux cuisses bien trop dénudées. Il fouille du regard l’intérieur de la voiture et l’âme de ses occupants, revenant périodiquement sur les cuisses, la plus belle partie de son environnement visuel. Comme tout homme dont la pulsion reste le véritable moyen de communication avec l’univers, il pense à fouiller la fille, s’introduire en escaladant ses cuisses par la face interdite et violer son secret pour s’enivrer de son mystère. Mais ça ne se fait pas. Tissam tente de tirer sa jupe vers le bas mais elle sent qu’elle risque de dévoiler bien pire. Quelle est uploads/Litterature/l-x27-ane-mort-chawki-amari.pdf
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- Publié le Nov 10, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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