RELIGIOLOGIQUES, 20, automne 1999, 87-111 1 Les millénarismes médiévaux. Aperçu

RELIGIOLOGIQUES, 20, automne 1999, 87-111 1 Les millénarismes médiévaux. Aperçu de la recherche récente Pierre Boglioni* Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume de Dieu constitue le début de l’histoire moderne, et le point tournant de sa construction progressive. Ce qui, dans cette histoire, n’est relié d’aucune façon au Royaume de Dieu, n’est que détail sans importance. Friedrich Schlegel, Athenäum-Fragmente, 222 Les théories et les croyances concernant la fin du monde ont constitué, pendant tout le moyen âge, une composante de la vie religieuse beaucoup plus importante que dans l’histoire ultérieure des grandes dénominations chrétiennes1. Elles ont intéressé non seulement quelques groupes populaires ou marginaux, mais des théologiens et des spirituels en grand nombre. Elles ont été quelquefois condamnées, surtout lorsqu’elles mettaient en question des aspects majeurs des structures ecclésiastiques ou sociales, mais elles ont été dans l’ensemble acceptées ou tolérées par l’Église officielle. * Pierre Boglioni est professeur au Département d’histoire de l’Université de Montréal. 1 Selon l’expression lapidaire d’Henri Focillon : « La pensée de l’Apocalypse escorte le Moyen âge tout entier, non dans les replis de l’hérésie, dans le secret des petites sectes cachées, mais au grand jour et pour l’enseignement de tous. » (L’An Mil, Paris, 1952, cité par M.-D. Chenu, « La fin des temps dans la spiritualité médiévale », Lumière et Vie, 11, sept. 1953, p. 101-116 [p. 105].) « On ne mesure pas aujourd’hui quelle place a tenu le millénarisme dans l’histoire occidentale. » (Jean Delumeau, Mille ans de bonheur [voir n. 74], p. 11.) Marjorie Reeves considérait l’engouement pour les prophéties comme l’une des caractéristiques du moyen âge : « Perhaps we might say that only when intelligent and educated men ceased to take the prophecy seriously were the Middle Ages truly at an end. » (Prophecy in the Later Middle Ages, p. 508.) Selon Richard K. Emmerson, « Scholarship has not fully appreciated the full extent of the influence of the Apocalypse on medieval culture. » (« The Apocalypse in Medieval Culture », dans The Apocalypse in the Middle Ages [voir la n. 31], p. 294.) Pierre Boglioni 2 En cela, le christianisme médiéval était fort différent du christianisme post-tridentin. Il laissait cohabiter dans son sein ces formes variées de croyances et d’attentes eschatologiques, qu’il a condamnées ou marginalisées par la suite, et qui ne se retrouvent plus aujourd’hui que dans des confessions non catholiques, ou chez des groupes catholiques fort marginaux. S’il est vrai que saint Augustin a été « le liquidateur du millénarisme chrétien primitif2 », il est encore plus vrai que l’ecclésiologie tridentine, avec son accentuation marquée des valeurs de l’institution et de l’Église visible, a liquidé les millénarismes médiévaux, du moins dans la version romaine du christianisme. Il n’est donc pas surprenant que les historiens, les théologiens et les sociologues se soient vivement intéressés au monde de l’eschatologie médiévale. Les études se sont multipliées à tel point, surtout depuis une cinquantaine d’année, que ce domaine est devenu une sorte de sous-discipline spécialisée des études médiévales. Bernard McGinn, un des principaux représentants actuels de ces études, publiait en 1975 un article substantiel dans lequel il brossait une esquisse de ce que, depuis un demi-siècle, la recherche avait proposé autour des croyances apocalyptiques du moyen âge. Il le complétait en 1982 par une mise à jour tout aussi soignée3. Il devait donner un peu plus tard une autre esquisse 2 Henri Desroche, Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes de l’ère chrétienne, Paris et la Haye, Mouton, 1969, p. 57. 3 Bernard McGinn, « Apocalypticism in the Middle Ages. An Historiographical Sketch », dans Mediæval Studies, 37, 1975, p. 252-286 et « Awaiting an End : Research in Medieval Apocalypticism, 1974-1981 », Mediævalia et Humanistica, N.S., 11, 1982, p. 263-289. Dans les deux travaux l’auteur ne se limite pas à aligner les monographies et articles, mais procède à une analyse approfondie des substrats culturels et idéologiques des divers courants d’interprétation. Voir aussi l’inventaire par Carl T. Berkhout et Jeffrey B. Russel, Medieval Heresies. A Bibliography, 1960-1979, Toronto, 1981, 201 p. (sur Joachim et le millénarisme, nn. 930 à 1037 ; sur le hussitisme, nn. 1490 à 1784) ; ce dernier inventaire continue l’ancien inventaire dressé par Herbert Grundmann, Bibliographie des études récentes (après 1900) sur les hérésies médiévales, dans J. Le Goff, Hérésies et sociétés dans l’Europe pré- industrielle, 11e-18e siècles, Paris 1968, p. 407-467. (Sur « Joachimites, spirituels, fraticelles, béguins et bégards », nn. 432-509 ; sur « Hus et le hussitisme », nn. 575-637.) L’essai de Hillel Schwartz, « The End of the Beginning : Millenarian Studies, 1969-1975 », dans Religious Studies Review, 2, 1976, p. 1-15, couvre une thématique beaucoup plus large que le moyen âge. Les millénarismes médiévaux 3 bibliographique, elle aussi fort utile, sur la recherche autour de l’apocalyptique biblique et patristique4. Dans le présent essai, de taille et d’ambition plus modestes, je me propose d’esquisser un inventaire analogue, pour les quinze dernières années, en regroupant autour des thèmes principaux le signalement des monographies et des articles les plus importants. Cet aperçu ne pourra être que sélectif. Les titres concernant les divers aspects de l’eschatologie se comptent, pour les quinze dernières années, en plusieurs centaines. Ils dépasseraient le millier, si on voulait y ajouter les études sur chacun des personnages, des thèmes et des mouvements connexes. Je me suis limité aux thèmes et aux titres qui m’ont paru essentiels. Je n’ai rien relevé des études portant sur des problèmes philologiques, et peu de celles portant sur des problèmes théologiques. Par contre, j’ai donné une attention particulière aux millénarismes et à leur contenu social et politique. J’espère que mon travail puisse servir à orienter les non-médiévistes intéressés aux thèmes de l’apocalyptique médiévale5. * Il n’est pas facile de distinguer les divers concepts en jeu, et les discussions théoriques sont complexes. On peut suggérer, comme point de référence, les significations suivantes. Les croyances et théories eschatologiques entendent préciser les modalités de la fin des temps et de l’histoire humaine, sans donner trop d’importance à un échéancier chronologique, ou sans se soucier 4 Bernard McGinn, « Early Apocalypticism. The Ongoing Debate », dans The Apocalypse in English Renaissance Thought and Literature [voir n. 18], p. 2-39. 5 L’article de Jacques Le Goff, « Millénarisme », dans Encyclopedia Universalis, 15, Paris, 1989, p. 374- 376, constitue une excellente synthèse, dans les limites d’un article d’encyclopédie générale. Une discussion synthétique plus récente est proposée par Jean Séguy, « Messianismes et millénarismes. Ou l’attente comme catégorie de l’agir social », dans Fr. Chazel, Action collective et mouvements sociaux, Paris, PUF, 1993, p. 111-121 (comportant des références bibliographiques nombreuses). La vaste bibliographie recueillie par Ted Daniels, Millenialism : An International Bibliography, New York, Garland, 1992, xxxiv, 657 p., est construite dans une perspective d’histoire moderne et contemporaine, surtout nord-américaine. La « Preface » (p. ix-xxxiv) décrit avec conviction l’importance des composantes millénaristes dans les courants religieux actuels. Une première partie enregistre les titres les plus importants, avec un résumé (I. « Annotations », p. 3-340 : 787 titres), et une deuxième partie les titres seulement (II. « Bibliography » : 3 762 titres). Dans les deux cas, l’ordre n’est qu’alphabétique. On peut remonter aux thèmes par l’index, mais la partie réservée à l’histoire, surtout médiévale, est proportionnellement fort mince. Pierre Boglioni 4 d’en calculer ou d’en prévoir les dates. Les théories et croyances apocalyptiques supposent que la fin du monde et de l’histoire sont imminentes. Les croyances millénaristes ou millénarismes postulent que cette fin du monde et de l’histoire aura — dans une première phase, antérieure à une phase finale céleste — une dimension collective et terrestre, faite d’abondance économique et de paix sociale. La notion chronologique de « mil ans » est moins essentielle, ici, que le caractère terrestre et socio-économique du salut final. On réservera alors la notion de chiliasmes aux mouvements qui accentuent la notion chronologique précise de « royaume de bonheur de mil ans ». Enfin, la notion de millénarisme apocalyptique suppose que cette phase de salut collectif et terrestre est imminente6. Sur la base de ces définitions, je subdiviserai mon aperçu dans les secteurs suivants : 1. Les terreurs de l’An Mil ; 2. Eschatologie et attentes apocalyptiques ; 3. Joachim de Fiore et le joachimisme ; 4. Millénarismes et chiliasmes. Les terreurs de l’An Mil De quelle façon les chrétiens de l’Europe médiévale ont-ils vécu le tournant du premier millénaire ? L’historiographie romantique du siècle dernier, notamment en France et en Angleterre, en avait proposé une version selon laquelle, à l’approche de l’an mil de l’Incarnation, la chrétienté toute entière aurait vécu des attentes apocalyptiques extraordinairement intenses. Passée la date fatidique, l’Occident chrétien aurait retrouvé un optimisme et des énergies renouvelées, assez fortes pour amorcer une profonde renaissance de l’Église et de la société. Jules Michelet, dans une page fameuse de son Histoire de France (livre IV, ch. I), avait décrit de façon extraordinairement efficace ce scénario : C’était une croyance universelle au Moyen âge que le monde devait finir avec l’an Mille de l’incarnation. uploads/Litterature/ boglioni-les-millenarismes-medievaux.pdf

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