Cahiers enberg GUT GUT GUT m LA LECTURE ANGOISSÉE, OU LA MORT DU CORRECTEUR P S

Cahiers enberg GUT GUT GUT m LA LECTURE ANGOISSÉE, OU LA MORT DU CORRECTEUR P Sophie Brissaud Cahiers GUTenberg, n31 (1998), p. 38-44. <http://cahiers.gutenberg.eu.org/fitem?id=CG_1998___31_38_0> © Association GUTenberg, 1998, tous droits réservés. L’accès aux articles des Cahiers GUTenberg (http://cahiers.gutenberg.eu.org/), implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://cahiers.gutenberg.eu.org/legal.html). Toute utilisation commerciale ou impression systématique est constitutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit contenir la présente mention de copyright. 38 Cahiers GUTenberg n˚31 — décembre 1998 La lecture angoissée ou la mort du correcteur Sophie BRISSAUD 6, rue Larrey, 75005 Paris fax : +33 1 45 35 74 09 email: sofiann@cybercable.fr Note de la rédaction : cet article est repris du quotidien de la conférence Multitypo 1 paru le dimanche 25 octobre 1998. Son auteur, ex-correctrice professionnelle, l’a écrit après avoir parcouru le Cahier GUTenberg nu- méro 30 « ATypI & Blanchard » qui avait été distribué aux participants de ce congrès. Les vues de cette auteur coïncidant avec celles de nos Cahiers, il nous a paru important de publier ici cet article mais aussi d’essayer d’expliquer, in fine, pourquoi nous avons des problèmes de correction! Abstract. This paper was first published at the conference ATypI at Lyons, in October 1998. The author reminds us that proofreading ough to be done only by professionals. She claims that it would be a pity if proofreaders were to disappear. Je suis portée à croire qu’une conférence internationale dédiée à la typographie est un endroit rêvé pour pousser un grand appel au secours, au nom d’un personnage essentiel de la chaîne graphique et de la production de textes imprimés qui est en train, en cette fin de siècle et de millénaire, de pousser ses derniers soupirs et d’inscrire en marge ses derniers signes kabbalistiques 2 au feutre rouge. Je voudrais rendre hommage à un métier qui meurt et à un ouvrier qui bientôt ne sera plus, le correcteur typographe. Le correcteur meurt; restent les textes. On ne se pose même pas la question de la sur- vivance des correcteurs: leur sort est déjà réglé — par les éditeurs, par les directeurs de magazines et de journaux, et — oui, par eux aussi — par les graphistes et les direc- teurs artistiques, voire par quelques penseurs actuels de la typographie. Cependant, on n’envisage pas, par ailleurs, que les textes disparaissent. 1. Lors du congrès Multitypo organisé par l’ATypI, Association Typographique Internationale, qui s’est tenu à Lyon du 23 au 25 octobre 1998, un bulletin a été publié, mais chaque jour sous un nom différent : d’abord AZERTY puis QWERTY et enfin en russe ICUKEN (phonétiquement itzouken) ! 2. Voir dans ce Cahier l’article sur les signes de correction typographique (page 45 sqq) [ndlr]. La lecture angoissée, ou la mort du correcteur 39 Donc, nous gardons les textes. Nous avons le choix: soit nous ne corrigerons plus les textes, soit nous continuerons à les corriger. Mais avant de décrire l’étendue du désastre, il serait utile de définir le personnage auquel nous avons affaire. Quand je parle de correction, de révision, de lecture-correction, je ne fais pas allu- sion à tout ce qui se trouve « sur le marché » sous l’appellation « correcteur ». Je ne parle pas des « bons en orthographe », des « dix sur dix en dictée », des pro- fesseurs de lettres à la retraite, des secrétaires d’édition peu formées qui se chargent (contraintes ou non) de mettre au point les textes pour impression. Je ne parle pas de ceux qui se croient correcteurs, souvent de bonne foi et d’excellente volonté mais étrangers au « métier » et surtout, surtout, à l’« esprit ». Je parle des professionnels, de ces phénomènes de foire (je peux le dire, je suis moi-même un de ces phénomènes) que sont les authentiques correcteurs, ceux dont le métier disparaît en partie à cause du contexte professionnel actuel, en partie de leur propre faute. Car ces phénomènes ont toujours eu, entre autres particularités, une cuisante incapacité à se défendre et à justifier leur existence — peut-on les en blâmer lorsque presque tout le monde en doute d’emblée? Imagine-t-on la difficulté qu’il y a à pratiquer un métier tellement détesté qu’on lui a vite inventé un caractère facultatif qu’il n’a pas en réalité? Je sais qu’il est normal que personne n’aime celui qui déniche les bêtises des autres, mais les « autres » ne devraient-ils pas, tout d’abord, reconnaître à eux-mêmes la normalité, l’humanité de l’erreur afin de laisser d’autres qu’eux la corriger? Ne devraient-ils pas accepter d’abandonner, comme au temps de Plantin, comme au temps de Didot, un peu d’omniscience pour laisser à l’humble traqueur de coquilles son humble respon- sabilité, moyennant quoi le texte sera bel et bien mis au point, orthographiquement et typographiquement? Qui est ce mammouth peu à peu pris dans les glaces de la nouvelle ère? Il est méconnu, son métier est méconnu. Je vais tenter de vous le décrire afin que, si vous en voyez encore un avant que la glaciation soit entièrement accomplie, vous puissiez en prendre une photo pour la montrer à vos petits-enfants. Car une des raisons de la disparition du correcteur est sa singularité humaine, cette singularité qui fait que, d’une part, le cor- recteur est généralement marginal et peu apprécié et que, d’autre part, lui-même passe sa vie entière à douter de son utilité sur terre. Cela, en temps de « mondialisation », ne peut que finir mal. Sur le correcteur circulent un grand nombre d’idées très fausses. Il est faux, par exemple, de croire que le correcteur soit un expert de la langue. Il peut l’être, au sens de ses mécanismes et de son fonctionnement, mais même cela n’est pas essentiel. Le correcteur est défini non par son savoir mais par sa psychologie. La correction est plus qu’un métier : c’est une névrose. Cette névrose est un sacrifice librement consenti par le correcteur, un don qu’il fait de son âme à la santé de l’édition. Il s’est offert pour toujours à la déesse Langue française, et une fois qu’il possédera son métier il ne sera plus jamais normal. Il est passé jusqu’à sa mort dans un monde 40 Sophie Brissaud qu’il partage avec les éboueurs, les gens de ménage (qui sont en général beaucoup mieux considérés que lui par la société humaine), les Intouchables. Oui, il peut avoir dix sur dix en dictée, celle de Pivot (qui est d’ailleurs rédigée par des correcteurs 3 lui arrache tout au plus un pouffement, mais l’important n’est pas ce qu’il sait : c’est ce qu’il est conscient de ne pas savoir, ou tout au moins de ne pas savoir tout à fait, ce qui demande vérification, ce sur quoi il veille en permanence — en tâche de fond pourrait-on dire. Le vrai correcteur ne fait pas que traquer la faute. Il tombe dessus par hasard (et reçoit instantanément des regards noirs s’il y a des témoins). Le vrai correcteur ne sait rien et doute de tout. Il a en théorie tout dans la tête mais il n’en est pas moins bardé de dictionnaires et de codes typographiques car il est mieux que personne familiarisé avec la ressemblance entre l’esprit humain et la proverbiale passoire. Le correcteur ne lit pas. Il photographie visuellement le mot et identifie une coquille quand son cerveau lui renvoie de façon presque subliminale que « quelque chose ne va pas ». Le correcteur ne lit pas comme tout le monde. L’exercice de son métier peut être décrit, très justement, comme une « lecture angoissée ». C’est justement pour éviter à tout le reste du genre humain cette « lecture angois- sée » qu’il s’en charge. Il ne vit que pour déculpabiliser les autres. Combien d’au- teurs, lorsque j’étais chef-correctrice pour un grand éditeur parisien, ai-je vus entrer dans mon bureau et me dire piteusement: « Je vous prie de ne pas faire attention à mes fautes » ! Je leur répondais: « D’abord je suis ici justement pour y faire attention, et ensuite je vous prie, moi, de ne plus faire attention à vos fautes. Cessez de vous en faire pour vos fautes. C’est humain. Vous avez le droit de faire des fautes. Il n’y a aucun mal à cela. Nous sommes là pour ça. Chacun son métier. » « Chacun son métier » est une des phrases favorites du correcteur, et il l’utilise en générai de façon défensive, pour défendre son territoire dont tout le monde a besoin et que personne ne veut lui laisser. En général, aussi, il n’est pas écouté. Une autre phrase favorite est celle qu’il prononce quand la première n’a pas marché: « Moi, je fais où l’on me dit de faire. » Le stade suivant est celui du ballon de rouge ou de la pilule de bonheur. Non, tout le monde n’est pas capable de cette « lecture angoissée ». Et il n’est ab- solument pas souhaitable que tout le monde en prenne une part. L’existence, au sein de la chaîne graphique, d’un buvard humain doté uploads/Litterature/ brissaud-sophie-la-lecture-angoissee-ou-la-mort-du-correcteur-pdf.pdf

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