La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves

La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. L’art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre – la politique – s’impose dès lors, comme l’exercice même de la raison. La politique s’oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Avertissement L’Art de la Guerre est certainement l’un des traités les plus célèbres et les plus étudiés de la littérature militaire universelle. Il en existe de nombreuses traductions : des dizaines en japonais, sept au moins en langue anglaise, plusieurs en russe, une en allemand, une toute récente en italien. La France, avec ses trois versions, figure honorablement. Mais cette relative abondance est trompeuse. La première traduction, celle du père Amiot, a une valeur essentiellement documentaire ; la traduction la plus diffusée et la plus lue, celle de S. B Griffith, parue dans la collection « Champs » aux éditions Flammarion, a été traduite à partir de l’anglais ; la dernière en date, publiée aux éditions Economia en 1988, n’intègre pas les commentaires chinois anciens, qui font le prix de la version de Griffith, et elle exploite peu les découvertes archéologiques récentes ; surtout, s’attachant à la littéralité, elle oblitère la spécificité de l’œuvre. Notre démarche répond à un double objectif : littéraire tout d’abord, rendre la concision et la force de l’original ; historique ensuite, replacer le Sun-tzu dans son contexte, en le faisant entrer en résonance, si l’on peut dire, avec les autres penseurs chinois afin de montrer comment il s’inscrit dans une réflexion globale dans laquelle rhétorique, diplomatie, commerce, politique et contrôle de soi se répondent. Aussi présentons-nous deux versions du Sun-tzu. En préliminaire est livrée la traduction des « Treize Articles » débarrassée de toute note et commentaire, afin que le lecteur en prenne un contact direct, sans que s’interpose un filtre explicatif et sans que le fil de la lecture soit brisé par le moindre appareil critique. À ce texte brut, nous avons adjoint une présentation générale, suivie d’une traduction commentée. Dans cette seconde partie, chaque chapitre est divisé en courts paragraphes qu’accompagnent des commentaires traditionnels et des illustrations littéraires permettant de replacer le Sun-tzu dans son cadre tout en en dégageant les lignes de forces sous-jacentes et en signalant les infléchissements qu’il a subis. Ces commentaires sont de cinq ordres : a) Des extraits des commentaires traditionnels les plus intéressants parmi les dix compilés (ils sont en fait onze avec celui de Tou Yeou) par Ki T’ien- pao sous la dynastie des Song dans son Sun-tzu che-kia tchou. Il s’agit toujours de commentaires et d’exégèses du texte lui-même. b) Un choix de textes philosophiques ou stratégiques. Ont été regroupés sous cette rubrique des extraits de classiques chinois, philosophes ou théoriciens militaires qui, sans être des commentaires de L’Art de la guerre, permettent d’en éclairer certains passages, soit qu’ils contiennent des développements similaires, soit qu’ils en révèlent les implications philosophiques, politiques ou morales. c) Des illustrations littéraires. Ce sont des plans, des manœuvres, des ruses ou des stratagèmes consignés dans les annales, les histoires dynastiques, voire les romans, afin de montrer de quelle façon, concrètement, les préceptes de Sun tzu ont été mis en pratique. d) Les remarques philologiques, les variantes intéressantes ainsi que des interprétations divergentes ont été regroupées en notes de bas de page. e) Chaque chapitre se clôt par des remarques qui ouvrent des perspectives plus générales et plus actuelles. Enfin, un dernier mot sur la transcription utilisée. L’usage du « pinyin », transcription élaborée dans les années 50 en Chine populaire, a tendance à se généraliser dans les traductions françaises. Toutefois, non seulement le pinyin donne une idée fausse des prononciations à un public de non-spécialistes, mais en associant les lettres de façon insolite et inesthétique il rebute le lecteur. C’est pourquoi je lui ai préféré une transcription remaniée de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO), plus harmonieuse et plus adaptée à un texte ancien. J’ai recouru néanmoins au pinyin dans les notes et dans la préface, pour les anthroponymes ou les toponymes modernes. Enfin, j’ai conservé l’orthographe anglaise du nom de l’auteur, Sun tzu, qui aurait dû normalement s’écrire Souen tse (u) en EFEO, afin de ne pas dérouter un public habitué à cette orthographe et qui pourrait croire qu’il s’agit d’un autre penseur. Présentation A. Contexte d’une œuvre 1. L’auteur et la date de composition du Sun-tzu L’attribution et l’authenticité de L’Art de la guerre ont fait l’objet d’interminables controverses. La seule source ancienne est la notice de l’historien des Han, Se-ma Ts’ien, consacrée aux deux grands généraux Sun Wou (c’est-à-dire Sun tzu) et Wou Ts’i. Dans la section fort brève dévolue à Sun tzu, Se-ma Ts’ien nous confie qu’il aurait été introduit auprès du roi Ho-lou de Wou grâce à ses écrits et engagé comme général en chef de ses armées. Il permit au roi Ho-lou de triompher du puissant Tch’ou en 512 av. J.-C. Toutefois, très tôt, des voix se sont élevées pour mettre en doute la véracité des Mémoires historiques. On a relevé le vide de la biographie du général, l’absence de toute mention de son nom dans les chroniques de l’époque, la disparité entre les vues théoriques sophistiquées du Sun-tzu et la technique militaire rudimentaire du début du Ve siècle av. J.-C. Si bien que des chercheurs ont émis l’ingénieuse hypothèse que le véritable auteur des treize articles n’était pas Sun Wou, mais son descendant, Sun Pin, dont les Mémoires Historiques de Se-ma Ts’ien retracent la carrière de façon plus étoffée. Non seulement Sun Pin s’illustra par les célèbres batailles de Kouei-ling (353 av. J.-C.) et de Ma-ling (341 av. J.-C.), mais il rédigea un manuel d’art militaire dont il ne restait plus trace. Tout s’éclaire si Sun Pin est Sun tzu, il n’existe dès lors qu’un seul livre de stratégie, qui est appelé tantôt L’Art de la guerre de Sun Pin tantôt L’Art de la guerre de Sun tzu. Une découverte archéologique datée de 1972 devait invalider cette hypothèse. À Yinqueshan, dans la province du Shandong, a été exhumée d’une tombe de la dynastie des Han une collection d’ouvrages militaires sur lattes de bambou, parmi lesquels une version de l’actuel Sun-tzu ainsi que le manuscrit de l’ouvrage perdu de Sun Pin. Il y avait bel et bien deux textes distincts. Cette trouvaille a été l’occasion d’un réexamen complet de l’œuvre et de sa date de composition. Un certain nombre de savants chinois en ont tiré argument pour avancer la date de composition du Sun-tzu de plus d’un siècle et le faire remonter à la fin de la période des Printemps et des Automnes (début du Ve siècle av. J.-C.). Il ne semble pas pourtant qu’il faille les suivre dans leurs conclusions. Le manuscrit de Yinqueshan, loin de fournir la preuve d’une rédaction ancienne, atteste de façon indubitable une composition tardive. L’article treize, concernant l’espionnage, diffère de la leçon courante : à la liste des grands hommes dont les activités d’agents doubles permirent à des royaumes de s’assurer l’hégémonie, la version de Yinqueshan ajoute le nom de Sou Ts’in, dont le rôle d’espion à la solde du Yen aurait été révélé à la suite de son assassinat en… 321 av. J.-C. Il y a tout lieu de croire que le texte qui nous est parvenu comme étant l’œuvre de Sun Wou est le produit d’un long processus de sédimentation de réflexions stratégiques qui se cristallisa sous forme d’un manuel dans la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. Et il porte la marque de la nouvelle réalité guerrière. 2. Militarisation de la société et dévalorisation du guerrier À l’époque archaïque, la guerre, activité mâle par excellence, ne visait pas à l’anéantissement physique de l’adversaire, mais à la domination du halo de forces mystiques dont il était porteur. L’affrontement a lieu de face, entre des guerriers nobles qui se défient du haut de leur char, assistés de leurs compagnons d’armes. La guerre est une parade. Elle a pour unique fonction de manifester la bravoure des preux et d’apporter prestige et renommée à ceux qui se sont illustrés au combat. Les guerres de plus en plus fréquentes entre les principautés vont transformer la nature de la guerre du tout au tout. Elles poussent à la création de systèmes de conscription de plus en plus larges et aboutissent à un encadrement sévère des populations dans un réseau administratif aux mailles extrêmement serrées . L’intendance, la science de la topographie et de la manœuvre deviennent déterminantes. Pour nourrir toutes ces bouches en campagne, pour armer ces bras et protéger ces poitrines, pourvoir à l’acheminement des vivres et des équipements, il faut des moyens et de l’argent. Les expéditions militaires nécessitent des fonds importants, elles sous-entendent un développement économique et un essor agricole qu’en retour elles stimulent. Pour faire face à des opérations se déroulant parfois à des milliers de lieues de leur base, pour subvenir à des armées qui alignent des centaines de milliers d’hommes, uploads/Litterature/ l-x27-art-de-la-guerre-sun-tzu.pdf

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