BYZANCE SUR LA SCÈNE LITTÉRAIRE FRANÇAISE (1870-1920) OLIVIER DELOUIS Obscurs f
BYZANCE SUR LA SCÈNE LITTÉRAIRE FRANÇAISE (1870-1920) OLIVIER DELOUIS Obscurs frissons, fièvres royales, quel beau livre on pourrait écrire avec l’histoire d’une goutte de sang grec ! Maurice BARRÈS, Le Voyage de Sparte, Paris, Felix Juven, 1906, p. vi. Introduction Le but de cet article est d’examiner quels furent les formes et les fondements de l’engouement pour Byzance que connurent les lettres françaises à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle. Cette mode littéraire nouvelle, dont une variation spectaculaire et principale fut celle du roman byzantin — presque un genre en soi —, ne saurait être ni détachée de l’évolution historiographique, ni examinée hors du contexte propre à la littérature du moment. Pourtant, une approche syncrétique de l’histoire des lettres et de l’histoire des études byzantines n’a pas à ce jour été tentée. Les premiers à se pencher sur des œuvres que je qualifierai de byzantines pour faciliter l’exposé – adjectif qui désignera des écrits de fiction puisant à des titres divers leur inspiration dans l’Empire de Constantin – furent les historiens Charles Diehl [1859-1944] et Louis Bréhier [1868-1951], mais ils se bornèrent, tout en oubliant plusieurs pans de la production littéraire, à examiner en quoi la Byzance des romanciers ressemblait ou non à la Byzance de la science1. Jugeant doctement du mérite que les écrivains avaient eu de s’engager sur un terrain leur appartenant, ils crurent même qu’avec d’autres célébrités de la byzantinologie française que furent Alfred Rambaud [1842-1905] et Gustave Schlumberger [1844-1929], ils avaient été les principaux, sinon les seuls inspirateurs de ce mouvement. Cette analyse commode, qui faisait de la littérature un wagon attaché au train du progrès historique, demeure très insatisfaisante : décerner des prix de vraisemblance aux artistes ne mène pas loin, et vouloir scruter ainsi que Sainte-Beuve lisant la Salammbô de * Ces lignes ont profité des relectures fécondes d’Hervé Chevaux, Bruno Gourdin, Jean-Pierre Grélois et Michel Kaplan. Stavros Lenis et Christian Vuichoud ont bien voulu partager avec moi leur savoir de bibliophiles. Enfin, l’idée de cet article revient à Marie-France Auzépy. Que tous trouvent ici l’expression de ma reconnaissance. halshs-00261533, version 1 - 7 Mar 2008 Manuscrit auteur, publié dans "Byzance en Europe, Auzépy, Marie-France (Ed.) (2003) 101-151" Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) - O. Delouis 2 / 44 Flaubert2 les déviations mineures d’un romancier par rapport à la connaissance utilisable au moment où il écrit, ne permet guère de dégager les perspectives explicatives du choix de la Grèce médiévale comme centre de nos romans. Plus tard, Byzance a été appréhendée cette fois par les spécialistes des lettres et dans la lignée de Mario Praz, comme un pur objet de l’imaginaire fin-de-siècle3. Précisons pourtant et dès l’abord que faire de Byzance la propriété exclusive des écrivains dits décadents — ce dernier adjectif qui recouvre de façon vague de larges parts de la littérature autour de 1900, sans caractériser parfaitement une école, n’est d’ailleurs pas suffisamment innocent pour notre étude pour que l’on n’y revienne pas un peu plus loin — serait excessif et ne permettrait pas davantage, en voulant isoler la génération de 1890 du reste du monde littéraire, de saisir l’amplitude de l’attraction vers Byzance que l’on voudrait caractériser. Ce n’est que très récemment que les études sur la place de l’Empire chrétien d’Orient dans les littératures européennes ont été renouvelées. Si la Grèce et l’Angleterre en particulier disposent désormais d’analyses nombreuses4, la littérature française a surtout été appréhendée dans ses rapports avec l’antiquité tardive latine, plutôt qu’orientale5. On se proposera donc ici de porter notre intérêt spécifiquement sur Byzance, en considérant un corpus d’œuvres élargi, tout y en ajoutant ce que cette mode a suscité comme réactions et débats, notamment dans la presse, et ce afin, nous l’espérons, de mieux saisir la position de l’Empire byzantin dans l’opinion lettrée. Quant aux relations avec l’histoire, c’est un dialogue incessant et encore mal cerné entre historiens et écrivains — dialogue qui nourrit la littérature, certes, mais aussi, de façon inattendue, l’histoire — que l’on tentera de mettre en lumière. Pour mener l’étude à bien, il faudra d’abord présenter ces œuvres – la plupart aujourd’hui enfouies dans un parfait oubli – dont une analyse thématique dégagera comme les règles obligées. Littérature et 1 Charles DIEHL, Byzance dans la littérature, La Vie des peuples 3 (1921) 676-687, repris dans ID., Choses et gens de Byzance, Paris, 1926, 231-248 ; Louis BRÉHIER, Byzance dans l’opinion et la littérature, Revue de la Méditerranée, mai-juin 1946, 257-272. 2 Quelques pièces du dossier données par Pierre MOREAU en annexe de Gustave FLAUBERT, Salammbô, Paris, [Michel Lévy, 1862], Folio, 1970, 483-497. 3 Mario PRAZ, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, [Florence, Sansoni, 1948], trad. Paris, Denoël, 1977. 4 Voir plusieurs contributions récentes et la bibliographie rassemblée dans Byzantinische Stoffe und Motive in der europäischen Literatur des 19. und 20. Jahrhunderts, éd. Evangelios KONSTANTINOU, Francfort 1998 (Philhellenische Studien Band 6) ; Byzantium and the Modern Greek Identity, éd. David RICKS, Paul MAGDALINO, Aldershot, Ashgate, 1998 ; Through the Looking Glass. Byzantium through British Eyes, éd. Robin CORMACK et Elisabeth M. JEFFREYS, Aldershot, Ashgate Variorum, 2000. 5 L’ouvrage de référence est désormais celui de Marie-France DAVID, Antiquité latine et Décadence, Paris, Honoré Champion, 2001 (Romantisme et modernités 38) – issu d’une thèse soutenue en 1998 à l’Université Paris IV – que l’on peut compléter par une autre thèse d’Agathe de LONGEVIALLE, Le roman de Rome : antiquité et décadence dans la littérature française à la fin du dix-neuvième siècle, Université Paris III, 1999. Jean ROUDAUT a toutefois donné quelques pages d’intérêt sur le roman byzantin dans “ Sailing to Byzantium ”, Critique 543- 544, août-septembre 1992, 634-640. halshs-00261533, version 1 - 7 Mar 2008 Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) - O. Delouis 3 / 44 historiographie seront ensuite rapprochées, tandis qu’en dernier lieu on tentera de plus précisément définir ce byzantinisme fin-de-siècle à la française. Achevons cette introduction en justifiant notre point de départ, la date de 1870. Byzance dans les lettres ne surgit pas en France de la défaite face à la Prusse, de l’effondrement du Second Empire ou de la proclamation de la République. Pour les écrivains qui commencent à publier dans les années 1870-1880, la guerre franco-allemande ne marque pas une franche rupture, et elle n’est pas davantage une référence centrale de la littérature des années 1890 qui délaisse l’idée de revanche6. Plus qu’une césure politique, la borne que nous choisissons voudrait marquer un départ historiographique ; en 1870 en effet est publié le fameux Constantin Porphyrogénète d’Alfred Rambaud [1842-1905], alors âgé seulement de vingt-huit ans7. Sa préface est un manifeste énergique, presque un pamphlet, en faveur de Byzance. Constatant que “ l’Empire byzantin a été chez nous sévèrement jugé ”, Rambaud s’interroge : “ D’où vient donc cet oubli ou cette ingratitude de l’Europe8 ? ” Pour combattre l’injustice, la qualité de son ouvrage fut une arme certaine, voire un ordre de mobilisation, et Gustave Schlumberger comme plusieurs des historiens de sa génération y virent “ le flambeau initiateur à toutes nos études futures sur l’Empire des basileis9 ”. C’est donc essentiellement à cette date et avec cet ouvrage que débute en France “ l’émancipation ” des études byzantines, selon le mot de Louis Bréhier10 : à nous maintenant de suivre celle, que l’on verra ou non corrélée, des lettres byzantines françaises. Prodromes : Byzance et la littérature française jusqu’au premier dix-neuvième siècle Commençons en rappelant rapidement que Byzance, à Paris, revenait de très loin. La troisième chute de Constantinople si l’on veut — une chute bien plus que métaphorique —, eut lieu en effet en Occident au dix-huitième siècle et l’événement, s’il n’était pas imprévisible, fut du moins brutal11. Byzance avait en effet bénéficié depuis le dix-septième 6 Ceci été montré de façon convaincante dans les chapitres V et VIII de l’ouvrage de Claude DIGEON, La crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959. 7 Alfred RAMBAUD, L’empire grec au dixième siècle : Constantin Porphyrogénète, Paris, A. Franck, 1870. Cette étude eut un retentissement très supérieur à celles de L. DRAPEYRON, L’empereur Héraclius et l’Empire byzantin, Paris, Ernest Thorin, 1869, et d’Alphonse COURET, La Palestine sous les empereurs grecs (326-636), Grenoble, F. Allier, 1869, qui témoignent tout autant du retour en force de Byzance dans l’historiographie française. 8 Alfred RAMBAUD, L’empire…, cité n. 7, resp. vii et xii. 9 Gustave SCHLUMBERGER, Mes souvenirs, Paris, Plon, 1934, I, 252. 10 Dans un article remarquable et peu connu : Louis BRÉHIER, Le développement des études d’histoire byzantine du XVIIe au XXe siècle, Revue d’Auvergne 18 (1901) 1-34, ici 21. 11 Outre les articles de Charles DIEHL et de Louis BRÉHIER déjà cités, et pour un cadre dépassant la France, voir les pages consacrées au développement des études byzantines dans A. VASILIEV, Histoire de l’empire byzantin. halshs-00261533, version 1 - 7 Mar 2008 Byzance sur la scène littéraire française (1870-1920) - O. Delouis 4 / 44 siècle et singulièrement en France, d’une vague de uploads/Litterature/ byzance-sur-la-scene-litteraire-francaise.pdf
Documents similaires










-
46
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 22, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3499MB