CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Rédacteur en chef : Pierre MICHEL N° 16 2009 Édités par
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU Rédacteur en chef : Pierre MICHEL N° 16 2009 Édités par la Société Octave Mirbeau 10 bis, rue André-Gautier, 49000 Angers Ce numéro a été publié avec le concours du C.N.L., de l’Académie des Sciences et de la ville d’Angers. Il a également bénéficié de l’aide financière des communes de Carrières-sous-Poissy, de Trévières, de Triel-sur-Seine et des Damps. ANGERS Mirbeau photographié par Sacha Guitry vers 1910 (B.N.F .). PREMIÈRE PARTIE ÉTUDES Le Journal d’une femme de chambre, par Louis James. OCTAVE MIRBEAU ET LES PERSONNAGES REPARAISSANTS Il peut paraître surprenant de parler de personnages reparaissants à propos d’un écrivain tel qu’Octave Mirbeau, qui, à la différence de Balzac ou de Zola pour la Restauration et le Second Empire, n’a jamais eu l’ambition de tracer un tableau aussi complet que possible de la France de la Troisième République1, ni, a fortiori, de faire concurrence à l’état civil. Certes, ses contes, ses dialogues, ses interviews imaginaires, ses comédies et ses romans grouillent de personna- ges pittoresques et hauts en couleurs qui font tout de même de lui un concur- rent du Créateur, tout aussi apte que ses grands prédécesseurs à distribuer la vie à des centaines, peut-être même des milliers, de créatures et, au besoin, à la leur reprendre pour satisfaire aux nécessités du récit ou de la scène2. Reste qu’il n’a jamais théorisé le recours au système de personnages reparaissants, et qu’il n’a pas davantage senti le besoin de reprendre le procédé zolien d’une famille dotée d’un arbre généalogique dont les branches, telles de puissantes racines à la recherche de l’eau vitale, puissent s’infiltrer en tous lieux et en tous milieux. Alors, pourquoi consacrer un article à un procédé que notre écrivain n’a eu garde d’employer ? Tout simplement parce que, dans sa vaste et multiforme production, il lui est malgré tout arrivé de donner le même nom à des per- sonnages de fiction, et c’est ce petit nombre de cas que nous nous proposons d’évoquer ici. Ils sont, sauf erreur de notre part, au nombre de six : la com- tesse de La Verdurette, la princesse Vedrowitch, Lechat, le docteur Triceps, Lerible et Victor Flamant. Et ils constituent autant de cas particuliers, qu’il convient donc d’examiner séparément. Mais il n’est pas inutile de rappeler auparavant les deux fonctions majeures du système mis en œuvre par Balzac à partir du Père Goriot, où il utilise 48 de ces personnages déjà apparus ou destinés à reparaître : d’une part, il obéit à un principe d’économie, en évitant d’avoir à réinventer de toutes pièces un personnage et en faisant appel à la mémoire du lecteur qui l’a déjà rencontré dans des romans antérieurs ; d’autre part, il permet de conférer au cycle ro- manesque une ampleur, une cohérence et une dimension temporelle qu’une simple juxtaposition de romans autonomes, dépourvus de tout lien entre eux, n’aurait pas permis d’obtenir. CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 5 COMTESSE DE LA VERDURETTE Le plus reparaissant des personnages mirbelliens est incontestablement la comtesse Denise de la Verdurette3, qui partage sa vie entre son hôtel parisien et son château de la Verdurette, par Fyé-le-Châtel (Sarthe) – village de pure fiction, cela va sans dire. On trouve son nom dans des textes publiés entre 1880 et 1885, et ce sous trois – voire quatre4 – signatures différentes. Tout d’abord, dans la série de « La Journée parisienne » du Gaulois, signée Tout-Paris. Entre octobre 1880 et février 1881, elle apparaît à six reprises dans des chroniques qui se présentent sous la forme de lettres qu’elle échange avec des amies demeurées à Paris ou qu’elle adresse à son intendant Joseph Ro- bineau5 : « Pourquoi je reste à Paris » (6 octobre 1880), « Sous bois » (26 oc- tobre 1880), « La Journée parisienne », sans sous-titre (7 novembre 1880), « Autour d’une église » (30 novembre 1880), « Gris et bleu » (18 janvier 1881) et « Veinard et marié » (12 février 1881). Représentante du « beau » monde, elle exprime tous les préjugés et toute la bonne conscience de sa classe, sans que l’auteur ait besoin de prendre position : ses personnages sont « peints par eux-mêmes », comme sera intitulé le roman par lettres de l’ami Paul Hervieu, et c’est au lecteur de les juger en toute liberté. C’est ainsi que, pratiquant la charité dite « chrétienne », elle ordonne à son intendant de ne « pas trop » éconduire les mendiants, de donner 20 francs à une pauvresse (alors qu’elle lui demande par ailleurs de lui en envoyer 10 000) et de laisser les pauvres ra- masser le bois mort – ce qui, malgré tout, distingue l’aristocratie des nouveaux riches du genre d’Isidore Lechat ; mais, trois mois plus tôt, elle déplorait, dans une lettre à une sienne amie, duchesse de son état : « Il n’y a plus de bons pau- vres, honnêtes comme ceux que j’aimais tant à consoler. […] C’est le progrès qui est la cause de ce mal. Ces gens-là ont trop d’instruction »… Mêmes préjugés, d’ordre littéraire cette fois, dans les deux textes publiées par le pseudo-Gardéniac dans la série des « Petits poèmes parisiens6 » de 1882, parus également dans Le Gaulois. Le 3 mars, elle se trouve « dans une baignoire » – c’est le titre du texte dialogué –, pendant une représentation de la Barberine de Musset à la Comédie-Française, où Mlle Feyghine fait ses dé- buts, et elle est mordante et sans pitié pour la jeune actrice, qu’elle juge aussi mal fagotée qu’un moujik et qu’elle crédite de l’accent de Saint-Flour, alors que Mirbeau, lui, l’apprécie beaucoup7. Le 27 mars suivant, dans une nouvel- le lettre, adressée cette fois à la comtesse de Fontaine-Peureuse (Sarthe), De- nise de la Verdurette se répand en éloges sur L ’Abbé Constantin, « littérature qui console de toutes les malpropretés d’aujourd’hui », et se dit en revanche profondément choquée par « les abominations de Manet », alors que, on le sait, Mirbeau est déjà un admirateur inconditionnel d’Édouard Manet, qui a le grand mérite d’horripiler les bourgeois, et qu’il voit dans l’académique fiction de Ludovic Halévy « un roman-néant », « d’où l’on ne peut dégager ni une 6 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU page de style, ni une observation curieuse, ni de l’esprit, ni de l’émotion, ni le plus léger grain d’art, ni rien de ce qui constitue de la littérature8 »… Le 12 août 1885, c’est sous sa propre signature que Mirbeau reconvoque la comtesse de la Verdurette, dans une des « Lettres de ma chaumière » pa- rue dans La France et intitulée « Élections9 », où il tourne déjà en dérision la démagogie électoraliste. Il faut dire que le comte est lui aussi en campagne électorale et qu’il embrigade son épouse dans l’espoir de mieux séduire l’élec- teur. Aussi, pour tâcher de faire oublier leur indécente richesse, la comtesse décide-t-elle de faire peuple : elle se montre partout, « charmante, bonne enfant et pas fière », elle rend visite à tous les bourgeois qui comptent, elle va jusqu’à acheter « elle-même des conserves gâtées chez l’épicier » et, délaissant ses voitures de luxe, elle ne se sert plus que de voitures « préhistoriques » et brinquebalantes. S’il reparaît bien, à neuf ou dix reprises – et ce, dans deux journaux et sous trois signatures, ce qui est à coup sûr original –, ce personnage n’est pas pour autant conforme aux canons balzaciens : d’une part, ses apparitions sont aussi éphémères que les articles des quotidiens qui l’ont vu naître, aussi vite lus qu’oubliés, d’autant qu’ils n’ont pas été recueillis en volume, et il est donc douteux que les lecteurs de La France fassent le lien avec des chroniques du Gaulois et que ceux de Gardéniac se rappellent les « Journée parisienne » de Tout-Paris ; et, d’autre part, plus qu’une individualité dotée de caractères pro- pres en même temps que d’un passé, il s’agit de toute évidence d’un type, qui symbolise une classe sociale, bien conditionnée et sans une once d’originalité personnelle, et qui, à cet égard, relève plus de la caricature que du roman, à l’instar des Tarabustin ou de Clara Fistule, dans Les 21 jours. Il n’est pas jusqu’à son nom qui ne soit discrètement parodique et ouvertement « diminutif ». LECHAT On sait que le personnage de Lechat, Isidore pour les intimes, est le héros de la grande comédie de mœurs Les affaires sont les affaires, rédigée pour l’es- sentiel en 1900-1901, et qu’il apparaît pour la première fois, alors prénommé Théodule, dans un conte de 1885, « Agronomie », recueilli dans les Lettres de ma chaumière10. En dépit de la différence de prénom, il s’agit clairement du même personnage : un brasseur d’affaires dépourvu de tous scrupules et de toute pitié, hâbleur, vulgaire et sournois, qui se gargarise d’être surnommé « Lechat-tigrrre » tout en se prétendant « socialiste », qui est doté de la même épouse perdue dans un décor disproportionné à ses modestes ambitions de femme du peuple, qui habite le uploads/Litterature/ cahiers-octave-mirbeau-n0-16.pdf
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- Publié le Sep 21, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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