Albert Camus, L’Étranger, l’incipit (du début à « prendre des tickets et faire

Albert Camus, L’Étranger, l’incipit (du début à « prendre des tickets et faire deux heures de route. ») Révision rapide des valeurs de l’incipit : informer (intrigue, personnages, cadre spatio-temporel, horizons d’attente). L’incipit, ou plus précisément la première phrase de L’Etranger est une phrase célèbre : « Aujourd’hui, maman est morte ». Célèbre sans doute par l’étrange choix que de commencer un roman par un aussi sinistre événement, mais également parce qu’elle donne immédiatement le ton de l’œuvre, et qu’elle nous fait d’emblée entrer dans cette technique narrative si particulière, entre le récit et le discours. En quoi cette plongée dans l’intériorité du narrateur est-elle également une plongée dans une nouvelle conception du romanesque et du personnage ? Nous chercherons donc à comprendre les raisons du malaise certain qui saisit le lecteur à la première lecture, mais surtout à en déduire les implications dans la construction du protagoniste ambigu qu’est Meursault. I- Un incipit déstabilisant A) Une situation d’énonciation ambigüe 1) Première personne et temps de l’écriture : - Omniprésence du pronom « je », choix des marqueurs temporels « aujourd’hui », « hier », « demain », « dans l’après-midi », « demain soir » : on tend vers le journal intime. - Personnages dont nous apprenons le nom par le hasard des événements racontés : « Mme Meursault », dit le directeur de l’asile, la mention du lieu – Alger - est faite également indirectement (L.8), ce qui ajoute encore à l’illusion du journal intime. - En tout cas, par l’emploi du passé composé, du présent de l’indicatif, du futur, nous sommes dans une forme de discours. 2) Oralité apparente du discours : - Elle se manifeste par des phrases apparemment très simples : à l’instar de celles qui constituent les trois premières lignes, les phrases sont souvent réduites à la plus simple construction grammaticale possible, comme le montre la récurrence du schéma sujet-verbe- complément. → Phrases à la simplicité presque scolaire : le discours est à peine plus construit que le télégramme retranscrit dans le premier paragraphe. - L’écriture prend même l’aspect de notes : « cela ne veut rien dire », « toujours à cause de l’habitude », « C’était vrai ». • Conclusion partielle : Cet incipit présente des marques d’un journal intime, ce qui agit chez le lecteur comme un gage de vérité. En effet, le système d’écriture accentuant la vraisemblance des propos, il n’est pas porté à mettre en doute la véracité des événements relatés. Cela renforce d’autant plus l’entrée dans la vie et la conscience du héros. Cependant, nous n’avons pas certains indices traditionnels tels que les indications de lieu et d’heure de l’écriture. 3) Une impression de complète objectivité : L’étude des temps et des personnes du récit nous orienterait vers une focalisation interne (chaque événement est vu à travers les yeux du narrateur). Cependant, l’absence de description s’accompagne d’absence presque totale de subjectivité, d’implication personnelle de Meursault. Certes, il nous donne bien ses pensées, nous explique ses choix mais il le fait sans jamais mentionner une quelconque implication affective : « J’ai dit « oui » pour ne plus avoir à parler » (L. 45) : on ne sait pas pourquoi il ne veut pas parler… Face à ce laconisme de l’expression, le lecteur est amené à formuler lui-même ses interprétations. Quoi qu’il en soit, l’impression d’objectivité, de neutralité pourrait-on dire, est totale. Les autocorrections vont d’ailleurs dans le même sens, en montrant la volonté ferme de ne dire que le vrai : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier. Je ne sais pas ». 4) Succession d’actions mécanisées : Dans cette plongée dans l’intériorité du personnage, un premier malaise apparaît très rapidement : - la succession des événements est extrêmement brève, puisque les faits sont consignés, on l’a vu, de la manière la plus épurée possible. - par ailleurs, l’absence assez frappante de termes de liaison (asyndète) crée l’illusion d’une succession d’actions mécanisées : « l’asile est à deux kilomètres du village. J’ai fait le chemin à pied. J’ai voulu voir maman tout de suite. » • Conclusion partielle : nous découvrons l’intériorité d’un personnage mais celle-ci est d’une nature particulière : elle semble s’offrir totalement au lecteur sans faire la moindre impasse sur les actions vécues, mais n’en est pas moins problématique par sa neutralité évidente. Le lecteur se trouve alors face à un genre romanesque inhabituel, et perd rapidement ses repères. B) Une rupture avec les codes traditionnels du roman 1) L’absence frappante de descriptions : Outre le style et la temporalité particuliers, la description, ou plutôt l’absence de description, est également source de malaise. • Cet incipit fait apparaître un certain nombre de personnages, dont aucun n’est décrit. Ainsi, la mère n’est-elle jamais l’objet d’une description, alors même qu’elle est au centre de la narration de cet extrait. De la même manière, le patron, Céleste, Emmanuel, Le concierge, le militaire sont réduits à leur simple prénom ou fonction, ainsi qu’à leurs propos. Seul le directeur de l’asile a droit à un semblant de description : « C’était un petit vieux », « il m’a regardé de ses yeux clairs ». Elle est cependant réduite à son minimum, et on ne sort ni de l’expression courante, voire du cliché (« petit vieux »), ni de la construction grammaticale simpliste (« yeux clairs »). • Les lieux ne sont pas davantage l’objet de description. Finalement, les actions n’en prennent que plus d’importance encore, puisque le récit tout entier se concentre sur leur enchaînement. 2) Disparition de toute mise en relief : • Linéarité du présent : à cause des temps utilisés (passé composé : passé non coupé de la situation d’énonciation, présent et futur), l’expression de la temporalité du narrateur est réduite au minimum et elle semble étale. • À ce temps réduit à sa plus simple linéarité, s’ajoute un récit des événements qui semble faire abstraction de toute échelle d’importance. C’est peut-être cela d’ailleurs qui, dès l’incipit, crée ce malaise assez perceptible. Finalement, se poser la question de la date exacte de la mort de sa mère, parler au patron, rencontrer le directeur de l’asile sont des actes aussi essentiels pour le narrateur qu’expliquer pourquoi Emmanuel a une cravate noire ou de préciser qu’il a fallu attendre un peu le directeur. Les événements s’enchaînent les uns aux autres dans la même linéarité, dans la même neutralité que le temps. • absence apparente de vitesses narratives, qui changent le rythme, et donnent du relief, du « caractère », de la vie aux faits. → Bilan du premier axe d’étude : - Aucune implication personnelle du héros : • tout paraît sur le même plan : la narration, privée de ses habituelles prolepses¹, ellipses, ou ralentissements divers, paraît plate et machinale. • Il semble alors qu’au-delà d’une écriture impersonnelle, on ait affaire à un protagoniste qui ne s’implique jamais dans sa narration : tout est raconté sur le même ton, avec la même économie de moyens, rien ne distingue dans la narration l’événement qui semble majeur au lecteur – la mort de la mère – de la sieste qu’il fait dans l’autobus. ¹ la prolepse désigne le fait de raconter d'avance un événement qui va avoir lieu plus tard dans la narration. Transition : On peut se demander alors le but de ces exigences du récit : est-ce dans un but réaliste, pour créer une écriture qui colle complètement au réel ? Cependant, le refus des descriptions tend à nier ce choix du réalisme. C’est au plus près de la conscience de Meursault que cette écriture nous place. II- Un héros sans humanité ni personnalité ? A. L’indifférence totale de Meursault 1) Une absence de mise en perspective des événements : seuls les termes hier - aujourd’hui - demain semblent occuper la conscience de ce dernier. En effet, les trois repères temporels apparaissent – et sont clairement mises en relief – dès les premières lignes du roman. Le présent de l’indicatif reste la seule référence possible du narrateur : « Aujourd’hui », « hier » « enterrement demain ». → On a l’impression que le narrateur ne peut ni se souvenir au-delà, ni se projeter plus loin que les « deux jours » de congé dans l’avenir. Cela engendre un manque de recul et de conscience face aux événements. 2) La mort de la mère : Si cette indifférence est immédiatement perceptible, c’est parce que la narration débute par ce qui va être essentiel dans le roman et ce qui devrait l’être dans l’actualité du narrateur : la mort de la mère. Or, aucun sentiment n’est exprimé sous la plume du narrateur face à cet événement tragique entre tous : a) Les autocorrections des trois premières phrases mettent en évidence les hésitations du narrateur sur la date exacte de la mort. b) elle ne bouleverse pas tant que cela les habitudes du narrateur : « j’ai mangé chez Céleste, comme d’habitude » (L. 27-28). c) Il est impossible de relever dans notre extrait un seul modalisateur qui marque uploads/Litterature/ camus-l-x27-etranger-incipit.pdf

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