Daniel De Smet Loi rationnelle et loi imposée. Les deux aspects de la šarī‘a da
Daniel De Smet Loi rationnelle et loi imposée. Les deux aspects de la šarī‘a dans le chiisme ismaélien des xe et xie siècles. L’antinomisme carmathe Ils (= les Carmathes) prétendent que Muḥammad b. Ismā‘īl n’est pas mort, mais bien vivant, qu’il se cache en un état d’occultation dans le pays de Rūm et qu’il est le Qā’im et le Mahdī. Qā’im signifie selon eux qu’il sera envoyé avec une mission (risāla) et une loi (šarī‘a) nouvelle, qui abrogera la loi de Muḥammad (...). Ils appuyent l’abrogation de la loi de Muḥammad et son remplacement (par une autre loi) sur des traditions (aḫbār) qu’ils attribuent à Ğa‘far b. Muḥammad, comme celle-ci : « Quand notre Résurrecteur se lèvera, vous apprendrez le Coran à nouveau (ğadīdan) » ; ou encore : « l’islam a commencé comme un étranger et il redeviendra un étranger tel qu’il l’était au début. Bénis soient les étrangers ». Ils prétendent que Dieu a établi pour Muḥammad b. Ismā‘īl le paradis d’Adam, ce qui signifie selon eux que les choses défendues et tout ce que Dieu a créé en ce monde deviennent licites (...). Ils soutiennent que toutes les obligations imposées par Dieu à ses serviteurs et toutes les pratiques prescrites par son Prophète ont un sens apparent (ẓāhir) et un sens caché (bāṭin). Ils professent que tout ce que Dieu a imposé aux serviteurs selon le sens littéral (ẓāhir) du Livre et de la Sunna, ne constitue qu’un ensemble de métaphores (amṯāl maḍrūba) qui masquent un sens caché, suivant lequel il faut agir et dans lequel réside le salut. En revanche, agir selon leur sens apparent, suivre les interdictions que celui-ci contient, mène à l’anéantissement et à la perdition. Voici l’essence du châtiment immédiat (al-‘iqāb al-adnā) dont Dieu a affligé certaines personnes. Ce passage, tiré du Kitāb al-Maqālāt wa-al-firaq de l’hérésiographe imamite Sa‘d b. ‘Abd Allāh al-Qummī (écrit vers 905)1, représente un des plus anciens témoi gnages sur la doctrine ismaélienne qui nous soient parvenus. Les premiers Ismaéliens, appelés « Carmathes » (Qarāmiṭa) par les hérésiographes d’après leur chef Ḥamdān Qarmaṭ, « un Nabatéen du Sawād », sont classés parmi les chiites 1 Al-Qummī Sa‘d b. ‘Abd Allāh (1963), Kitāb al-Maqālāt wa-al-firaq, éd. Maškūr Muḥammad Ğawād, Téhéran, p. 83-85. Une version plus brève se trouve déjà dans le Kitāb Firaq al-Šī‘a d’al-Ḥasan b. Mūsā al-Nawbaḫtī (Ritter Helmut [éd.] [1931], Die Sekten der Schi‘a, [Bibliotheca Islamica, 4] Staatsdruckerei, Istanbul, p. 61-64), qui semble légèrement antérieur au livre d’al-Qummī. Sur la relation, problématique, entre les deux ouvrages, voir les remarques préliminaires de Madelung Wilferd (1967), « Bemerkungen zur imamitischen Firaq-Literatur », Der Islam 43, p. 37-52. Daniel De Smet Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008) 516 « extrémistes » (ġulāt), accusés notamment de professer un antinomisme virulent2. Leur mépris de la šarī‘a serait lié à la distinction entre ẓāhir et bāṭin qui domine leur pensée. Tous les textes révélés (Thora, Évangile, Coran), ainsi que les lois religieuses qu’ils véhiculent, sont censés posséder un sens littéral, obvie (ẓāhir) et un sens caché (bāṭin)3. L’initié qui maîtrise l’exégèse ésotérique (ta’wīl) de la loi et en connaît le bāṭin, serait dispensé d’en suivre les prescriptions positives. En d’autres termes, la loi en son sens littéral n’est qu’un ensemble de métaphores dont le commun des mortels ignore la signification. Suite à cette ignorance, la loi, réduite aux seules prescriptions extérieures, est perçue comme une contrainte, voire comme un châtiment (le « châtiment immédiat », allusion au Coran, XXXII 21), imposé par Dieu par l’intermédiaire des prophètes. En effet, tant que durait le cycle d’Adam, l’humanité n’était soumise à aucune loi positive. Le premier législateur fut Noé qui, après le déluge, subjugea l’espèce humaine, tombée dans l’ignorance et le péché, au joug de la šarī‘a, suivi par Abraham, Moïse, Jésus et Muḥammad, les cinq aṣḥāb al-šarā’i‘4. Enfin, le Mahdī ou Résurrecteur (Qā’im), en sa qualité de « nouvel Adam », abrogera toutes les lois positives et réinstaurera la situation paradisiaque initiale, caractérisée par l’absence de loi extérieure. Il résulte de cette doctrine une hostilité farouche envers la loi, voire un rejet total de toute religion positive. Dans son discours prononcé en 931 à l’occasion de l’avènement du Qā’im – un certain ‘Alī d’Ispahan – le chef carmathe Abū Ṭāhir aurait déclaré sans ambages : Sachez que la religion véritable (al-dīn) est maintenant apparue. C’est la religion de notre père Adam, alors que toutes nos croyances antérieures se sont avérées fausses. Ce que les prophètes vous ont raconté, les paroles de Moïse, de Jésus et de Muḥammad, n’étaient que des mensonges et des leurres. La vraie religion est la religion initiale d’Adam (dīn Ādam al-awwal), alors que tous ces prophètes n’étaient que des imposteurs (dağğālūn) et des charlatans (muḥtālūn). Aussi, maudissez-les !5 2 Voir De Smet Daniel (2007), « Exagération », in Amir-Moezzi Mohammed Ali (éd.), Dictionnaire du Coran, R. Laffont, Paris, p. 292-295. 3 Sur la distinction entre ẓāhir et bāṭin, doctrine sur laquelle repose toute la pensée chiite, voir De Smet Daniel (1998), « Ẓāhir et bāṭin », in Servier Jean (éd.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, PUF, Paris, p. 1387-1392. 4 La question de savoir si Adam était prophète, s’il a instauré une šarī‘a et s’il peut être compté parmi les ūlū al-‘azm, est en effet très débattue dans les textes ismaéliens du xe siècle ; voir à ce sujet De Smet Daniel (à paraître), « Adam, premier prophète et législateur ? La doctrine chiite des ulū al-‘azm et la controverse sur la pérennité de la šarī‘a », in Amir-Moezzi Mohammed Ali, Bar-Asher Meir M. et Hopkins Simon (éds.), Festschrift Etan Kohlberg, p. 175-189. 5 Ces propos, recueillis par Ibn Ḥamdān, médecin d’Abū Ṭāhir, figuraient dans un ouvrage perdu d’Ibn Rizām contre les Ismaéliens. Le passage nous a été transmis par al-Ḏahabī, Ta’rīḫ al-islām, où il est cité sous Loi rationnelle et loi imposée 517 Certes ces témoignages, provenant de sources ouvertement hostiles aux Carmathes, sont sujets à caution, leur but manifeste étant de noircir autant que possible la fâcheuse réputation dont jouissait l’« hérésie » ismaélienne dans le monde musulman. Le problème de la loi dans la doctrine ismaélienne Néanmoins, les textes ismaéliens confirment que le statut de la loi posait effectivement problème et était matière à débat au sein du mouvement. J’essaierai de montrer au cours de cet article que les mêmes questions sont soulevées, avec une constance remarquable, par des auteurs ismaéliens appartenant à diverses tendances et époques. Les questions débattues peuvent être résumées de la façon suivante. Au début de l’histoire de l’humanité – l’époque d’Adam – régnait sur terre un état paradisiaque. L’homme vivait alors dans un « cycle de manifestation » (dawr al‑kašf), ce qui signifie que la science (‘ilm), la connaissance nécessaire à l’actualisation de son intellect et donc à la réalisation de la finalité de son existence terrestre, était directement accessible, sans qu’elle ne soit voilée par les symboles et les métaphores portés par le sens littéral des textes révélés et des lois. Mais cela implique-t-il pour autant qu’il n’y avait aucune loi positive à l’époque d’Adam ? La vie en société est- elle possible sans une telle loi ? Cet état paradisiaque prit fin avec la clôture du « cycle de manifestation » et l’ouverture, sous Noé, d’un « cycle d’occultation » (dawr al-satr). L’humanité étant devenue indigne, par ses péchés et par la dépravation progressive de sa nature, d’un accès direct à la connaissance, elle devra dorénavant l’acquérir au terme d’un long et pénible processus d’apprentissage. Cela implique une réflexion minutieuse sur la lettre extérieure des lois, qui recouvre désormais les ḥaqā’iq, les « essences réelles » intelligibles. Or, l’acquisition de cette science n’est pas à la portée de tout le monde. Pour la masse des ignorants, l’obligation de se soumettre aux prescriptions de la loi extérieure est une pure nécessité vu la corruption de la nature humaine, qui sans elles s’auto-détruirait ; elle est en même temps une punition infligée par Dieu. Dans l’année 332. Je traduis le texte imprimé dans Miskawayh Abū ‘Alī Aḥmad (1921), Kitāb Tağārib al-umam, vol. II, éd. Amedroz H. F. et Margoliouth H. M, Basile Blackwell, Oxford, p. 58, note de bas de page. Il s’agit d’une pièce importante du dossier sur le thème des « Trois Imposteurs » ; voir De Smet Daniel (2007), « La théorie des Trois Imposteurs et ses prétendues origines islamiques », in Cannuyer Christian et Grand’Henry Jacques (éds.), Incroyance et dissidences religieuses dans les civilisations orientales. Jacques Ryckmans in memoriam, (Acta Orientalia, 20) Société belge d’études orientales, Bruxelles/ Louvain-la-Neuve, p. 81-93. Daniel De Smet Mélanges de l’Université Saint-Joseph 61 (2008) 518 ce cadre général, nos auteurs débattent sur la nature de la loi : est-elle nécessaire ou non au salut de l’âme ? L’avènement du Qā’im ou Mahdī – la « Résurrection » (qiyāma) – marquera l’ouverture d’un nouveau cycle de manifestation, ce qui implique l’abrogation des lois imposées par les prophètes successifs et la restauration de l’état paradisiaque initial. Mais le Qā’im abrogera-t-il uniquement le ẓāhir de la loi, ou uploads/Litterature/ de-smet-the-ismaili-concept-of-rational-and-imposed-law.pdf
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- Publié le Fev 20, 2021
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