«Zalmoxis, roi et dieu». Autour du Charmide Zoe Petre Université de Bucarest Le
«Zalmoxis, roi et dieu». Autour du Charmide Zoe Petre Université de Bucarest Les éditeurs du présent volume m’ont fait l’honneur non seulement de m’inviter à y collaborer pour rendre hommage à la mémoire du professeur D. M. Pippidi, mais aussi de suggérer qu’une version française du chapitre que j’avais consacré dans mon livre récent, « Pratiques d’immortalité »1, à la mention de Zalmoxis dans le Charmide de Platon serait appropriée à la substance et aux buts de cet hommage.. J’y ai consenti d’autant plus volontiers que ma lecture du texte platonicien a été profondément marquée par la sévérité méthodologique et par l’immense savoir de mon maître2. Le texte qui suit reprend pour l’essentiel la démonstration proposée il y a bientôt deux ans dans mon livre, avec quelques développements de détail qui ne pouvaient pas y trouver leur place lors de la première rédaction, ainsi qu’avec les compléments bibliographiques adéquats, en partie postérieurs à la date de publication de mon volume. 1. Prélude à l’après-midi d’un éphèbe L’historien du monde antique, et surtout celui qui s’intéresse aux peuples non grecs, est trop souvent condamné à affronter le morcellement et le caractère irrémédiablement fragmentaire de ses sources : syntagmes coupés de leur contexte, phrases isolées, citées par des auteurs postérieurs de bien de siècles à l’information qui les intéresse, brèves paraphrases extraites d’un texte perdu par les compilateurs de jadis de scholies, de lexiques ou de chrestomathies à usage rhétorique, nous transmettent un savoir amputé dont nous devons imaginer le contexte et souvent même la signification d’origine. Cette pratique quotidienne du fragmentaire3 a pour prix non seulement des hypothèses condamnées à rester incertaines, mais aussi un examen restrictif des passages, peu nombreux, provenant d’oeuvres conservées en entier, et qui se réfèrent en passant à quelque événement ou singularité des peuples non grecs. Habitués à travailler sur des fragments épars, les savants – archéologues et historiens – traitent souvent de la même manière les passages des oeuvres conservées et transmises en entier, se concentrant uniquement sur les quelques phrases intéressant leur sujet, qu’ils utilisent comme s’il s’agissait de fragments, sans même tenter d’en analyser le contexte. C’est le cas avant tout des Histoires 1 Zoe Petre, Practica nemuririi. O lectură critică a surselor greceşti referitoare la geţi, Iasi 2004, pp. 127-170. 2 D. M. Pippidi a commencé à développer une critique des plus sévères des partisans du « zalmoxisme » dans son compte-rendu du livre de A. Marinescu-Nour , (Cultul lui Zalmoxis, Bucarest, 1941), Balcania, 6, 1943, p. 537, et l’a continué dans les mêmes années à propos de deux articles de J. Coman (« Zalmoxis », Zalmoxis, 2, 1939, pp. 79-110 et « Décénée », Zalmoxis, 3, 1942, pp. 103-160), dans « Revista Clasică », 15, 1943, pp. 117-118, et RHSEE, 23, 1946, pp. 340-342. Il a continué ce parcours critique pendant toute sa carrière : v. notamment D. M. Pippidi, Însemnările lui Adam Neale despre Moldova şi Dobrogea la începutul secolului trecut, Note de lectură (35) , StCl 14, 1972, pp. 195-201 = Studii de istorie şi epigrafie, Bucarest, 1982, pp. 254-260 ; Gînduri de ieri şi de azi cu privire la cultul lui Zalmoxis, Note de lectură (37) », StudClas, 14, 1972, pp. 205-210 = Studii de istorie şi epigrafie, pp. 123-128 ; Zalmoxis şi Kogaionon. În marginea unei ipoteze a lui Henri Grégoire, Note de lectură (45) », StCl 15, 1973, pp. 177-179 = Studii de istorie şi epigrafie, Bucarest, 1982, pp. 128-130. 3 V. G.W. Most, ed., Collecting Fragments - Fragmente sammeln, Göttingen 1997. d’Hérodote, dont les digressions concernant les peuples les plus divers, des Egyptiens aux Scythes - ou aux Gètes - risquent de perdre une partie essentielle de leur sens dès qu’elles sont extirpées de l’ensemble4. Ces considérations générales de méthode sont d’autant plus valables quand il s’agit d’informations provenant d’un dialogue de Platon, car ces oeuvres hautement élaborées interdisent toute lecture naïve. Les Dialogues sont un corpus dont la cohérence et la subtilité impose des paliers successifs de lecture intertextuelle, puisque chaque pièce, construite avec sa propre autonomie épistémique et littéraire, se retrouve en même temps au centre d’un univers polyphonique où résonnent d’abord les voix des autres dialogues, ensuite celles d’écrits ou des débats antérieurs ou contemporains. Pour arriver le plus près possible du sens de chaque phrase il faut assumer systématiquement cette extraordinaire polyphonie5. C’est pourquoi je propose ici une lecture analytique du Charmide de Platon, en reprenant l’ensemble du dialogue, bien connu sans doute aux philologues classiques ou aux historiens de la pensée platonicienne, mais oublié ou ignoré par les historiens et archéologues intéressés par les antiquités thraces, et qui se résument d’habitude à la lecture littérale du passage relatif à Zalmoxis du Charmide pour formuler des conclusions aussi hâtives que fermes autour des Gètes et de leur « médicine psychosomatique ». La rédaction du Charmide est généralement attribuée aux premières décennies de l’activité de Platon – soit avant son voyage en Sicile de 3906, soit à son retour à Athènes, lorsqu’il inaugure l’Académie7. La date « dramatique » du dialogue se situe au début de la Guerre du Péloponnèse, juste après le siège de Potidée, évoqué par Socrate – donc vers 429 ou peu avant cette date8, lorsque Charmide, le héros éponyme du dialogue, était effectivement un adolescent. 4 Le livre de François Hartog, Le Miroir d’Hérodote, Essai sur la représentation de l’Autre, Paris 1982, est une excellente preuve du fait que la digression scythe du IVe livre ne devient intelligible que par immersion dans l’ensemble des Histoires; v. aussi le chapitre consacré à l’excursus gète du même livre des Histoires dans mon volume, Practica nemuririi, pp. 70-123. 5 Sur la lecture “littéraire” de Platon et ses implications v. récemment Ch. Griswold, ed., Platonic Writings. Platonic Readings, New York 1988 ; H. W. Ausland, On Reading Plato Mimetically, AJA 128, 1997, pp. 378-405; W.J. Johnson, Dramatic Frame and Philosophic Idea in Plato, AJA 119, 1998, pp. 577-599; M: Migliori, Tra polifonia e puzzle. Esempi di rilettura del "gioco" filosofico di Platone, in G. Casertano, ed., La Struttura del dialogo platonico, „Sképsis. Collana di testi e studi di filosofia antica” 14, Napoli 2000, pp. 171-212; Ruby Blondell, The Play of Character in Plato’s Dialogues, Cambridge 2002.. 6 Sauf mention spéciale, toutes les dates du texte appartiennent à l’ère païenne. 7 Gr. Vlastos, Socrates: Ironist and Moral Philosopher, Cambridge, 1991; v. aussi id., Classical Greek Political Thought: I. The Historical Socrates and Athenian Democracy, “Political Theory“ 11, 1983, et Elenchus and Mathematics: A Turning-Point in Plato's Philosophical Development, AJPh 109, 1988; Charles H. Kahn, Did Plato Write Socratic Dialogues? CQ 31,2, 1981; Plato's Methodology in the Laches, "Review of International Philosophy” 40, 1986; et On the Relative Date of the Gorgias and the Protagoras, "Oxford Studies in Ancient Philosophy” 6, 1988; S. Dušanić, Isocrates, the Chian Intelelctuals, and the Political Context of the Euthydemos, JHS 119, 1999, 1-16 ; pour une date plus tardive, v. maintenant les analyses assistées par l’ordinateur de Holger Thesleff, Studies in Platonic Chronology, Helsinki 1982 (entre 380 et 367) ou G. R. Ledger, Re-counting Plato: A Computer Analysis of Plato's Style, Oxford 1989 - entre 387, l’année de l’ouverture de l’Académie,et 380 cca; j’ajoute qu’une datation très précise de la rédaction du dialogue n’est pas indispensable pour les arguments que j’entends développer infra. 8 Chr. Planeaux, Socrates, Alcibiades, and Platon’s ta Poteideiaka: does the «Charmides» have a historical setting?, «Mnemosyne» 1999, Ser. 4, 52 (1), 72-77. En general, on suppose que la bataille de Potidée mentionée dans le dialogue est la même que celle où Socrate aurait sauvé Alcibiade blessé; contra, K. W. Luckhurst, Note on Plato Charm. 153B, CR 48 (1934), p. 207-208. Le narrateur de l’épisode est Socrate lui-même, qui raconte à un (ou plusieurs) auditeur(s) non précisé(s), et à une date tout aussi incertaine, sa rencontre de naguère avec Charmide et Critias, ainsi que la discussion qu’ils avaient eu tous les trois autour de la définition d’une catégorie morale assez souvent invoquée dans la littérature qui précède Platon, ainsi que dans ses dialogues, à savoir la swfrosuvnh9 - notion traduite d’habitude par modération, sagesse, tempérance. Le récit de Socrate commence pourtant de façon paradoxale, du moins si l’on songe à cette vertu de sage modération, par un prologue chargé d’érotisme : Socrate se dit ouvertement troublé et ému jusqu’à en perdre la voix par la grâce du jeune Charmide, dont il entrevoit un instant la nudité, évoquée aussi, avant même l’apparition en scène du jeune garçon, par un personnage secondaire du dialogue, ce qui fait souhaiter au maître d’examiner, comme dans une dokimasie, non seulement le corps, mais aussi l’âme dénudée de l’éphèbe. Avec la complicité de Critias, oncle de Charmide et ami de Socrate, celui- ci esquisse une scène de séduction d’une délicieuse ambiguïté, qui inscrit le scénario du dialogue dans le double registre, érotique et philosophique, où se joue ce petit drame. Critias offre à Socrate un prétexte pour aborder le bel adolescent, en lui révélant que son neveu souffre de migraines matinales uploads/Litterature/ charmides-dacia-dmp.pdf
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- Publié le Sep 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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