Lecteurs et lectures à l'âge de la textualité électronique Lire les débats Télé
Lecteurs et lectures à l'âge de la textualité électronique Lire les débats Télécharger ce texte Roger Chartier Se habla de la desaparición del libro; yo creo que es imposible Jorge Luis Borges En 1968, dans un essai devenu célèbre, Roland Barthes associait la toute-puissance du lecteur et la mort de l'auteur. Détrôné de sa souveraineté ancienne par le langage ou, plutôt, par "les écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation", l'auteur cédait sa prééminence au lecteur, entendu comme ce "quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit". La position de lecture était ainsi comprise comme le lieu où le sens pluriel, mobile, instable, est rassemblé, où le texte, quel qu'il soit, acquiert sa signification.[1] 1. Mort du lecteur, transfiguration du livre A ce constat de la naissance du lecteur ont succédé les diagnostics qui ont dressé son acte de décès. Ils ont pris trois formes principales. La première renvoie aux transformations des pratiques de lecture. D'une part, les données statistiques recueillies par les enquêtes sur les pratiques culturelles ont convaincu, sinon du recul du pourcentage global des lecteurs, du moins de la diminution de la proportion de 'forts lecteurs' dans chaque classe d'âge et, tout particulièrement, pour les lecteurs adolescents. D'autre part, les constats faits à partir des politiques éditoriales ont renforcé la certitude dans la 'crise' de la lecture.[2] Si elle n'épargne pas la fiction, elle est plus durement ressentie encore dans l'édition en sciences humaines et sociales. Des deux côtés de l'Atlantique, les effets en sont comparables même si les causes premières n'y sont pas tout à fait les mêmes. Aux États- Unis, le fait essentiel est la réduction drastique des acquisitions des monographs par les bibliothèques universitaires dont les budgets sont dévorés par les abonnements aux périodiques qui, pour certains atteignent des prix considérables - entre $10.000 et $15.000 pour une année. De là, les réticences des maisons d'édition universitaires devant la publication d'ouvrages jugés trop spécialisés: thèses de doctorat, études monographiques, livres d'érudition, etc.[3] En France et, sans doute plus largement en Europe, une semblable prudence, qui limite le nombre de titres publiés et leurs tirages, résulte surtout du rétrécissement du public des plus gros acheteurs - qui n'étaient pas seulement universitaires - et de la baisse de leurs achats. La mort du lecteur et la disparition de la lecture sont pensées comme la conséquence inéluctable de la civilisation de l'écran, du triomphe des images et de la communication électronique. C'est ce dernier diagnostic que j'aimerais discuter dans cet essai. Les écrans de notre siècle sont, en effet, d'un nouveau genre. À la différence de ceux du cinéma ou de la télévision, ils portent des textes - pas seulement des textes, certes, mais aussi des textes. À l'ancienne opposition entre, d'un côté, le livre, l'écrit, la lecture et, de l'autre, l'écran et l'image, est substituée une situation nouvelle qui propose un nouveau support à la culture écrite et une nouvelle forme au livre. De là, le lien très paradoxal établi entre l'omniprésence de l'écrit dans nos sociétés et la thématique obsédante de la disparition du livre et de la mort du lecteur. Comprendre cette contradiction suppose de porter le regard en arrière et de mesurer les effets des précédentes révolutions qui affectèrent les supports de la culture écrite. Au IVe siècle de l'ère chrétienne, une forme nouvelle du livre s'imposa définitivement aux dépens de celle qui était familière aux lecteurs grecs et romains. Le codex, c'est-à-dire un livre composé de feuilles pliées, assemblées et reliées, supplanta de façon progressive mais inéluctable les rouleaux qui jusque-là avaient porté la culture écrite. Avec la nouvelle matérialité du livre, des gestes impossibles devenaient communs: ainsi, écrire en lisant, feuilleter un ouvrage, repérer un passage particulier. Les dispositifs propres au codex transformèrent profondément les usages des textes. L'invention de la page, les repérages assurés par le foliotage et l'indexation, la nouvelle relation établie entre l'œuvre et l'objet qui est le support de sa transmission rendirent possible un rapport inédit entre le lecteur et ses livres. Devons-nous penser que nous sommes à la veille d'une semblable mutation et que le livre électronique remplacera ou est déjà en train de remplacer le codex imprimé tel que nous le connaissons en ses diverses formes: livre, revue, journal ? Peut-être. Mais le plus probable pour les décennies à venir est la coexistence, qui ne sera pas forcément pacifique, entre les deux formes du livre et les trois modes d'inscription et de communication des textes: l'écriture manuscrite, la publication imprimée, la textualité électronique. Cette hypothèse est sans doute plus raisonnable que les lamentations sur l'irrémédiable perte de la culture écrite ou les enthousiasmes sans prudence qui annonçaient l'entrée immédiate dans une nouvelle ère de la communication. Cette probable coexistence nous invite à réfléchir sur la forme nouvelle de construction des discours du savoir et les modalités spécifiques de leur lecture que permet le livre électronique. Celui-ci ne peut pas être, ne doit pas être la simple substitution d'un support à un autre pour des œuvres qui resteraient conçues et écrites dans la logique ancienne du codex. Si les "formes ont un effet sur le sens", comme l'écrivait D.F. McKenzie,[4] les livres électroniques organisent de manière nouvelle la relation entre la démonstration et les sources, les modalités de l'argumentation et les critères de la preuve. Écrire ou lire cette nouvelle espèce de livre suppose de se déprendre des habitudes acquises et de transformer les techniques d'accréditation du discours savant dont les historiens ont récemment entrepris de faire l'histoire et d'évaluer les effets: ainsi, la citation, la note en bas de page[5] ou ce que Michel de Certeau appelait, après Condillac, la "langue des calculs".[6] Chacune de ces manières de prouver la validité d'une analyse se trouve profondément modifiée dès lors que l'auteur peut développer son argumentation selon une logique qui n'est plus nécessairement linéaire et déductive mais ouverte, éclatée et relationnelle[7] et que le lecteur peut consulter lui-même les documents (archives, images, paroles, musique) qui sont les objets ou les instruments de la recherche.[8] En ce sens, la révolution des modalités de production et de transmission des textes est aussi une mutation épistémologique fondamentale.[9] Une fois établie la domination du codex, les auteurs intégrèrent la logique de sa matérialité dans la construction même de leurs œuvres - par exemple, en divisant ce qui auparavant était la matière textuelle de plusieurs rouleaux, en livres, parties ou chapitres d'un discours unique, contenu dans un seul ouvrage. De façon semblable, les possibilités (ou les contraintes) du livre électronique invitent à organiser autrement ce que le livre qui est encore le nôtre distribue de manière nécessairement linéaire et séquentielle. L'hypertexte et l'hyperlecture qu'il permet et produit transforment les relations possibles entre les images, les sons et les textes associés de manière non linéaire par les connexions électroniques ainsi que les liaisons réalisables entre des textes fluides dans leurs contours et en nombre virtuellement illimité.[10] Dans ce monde textuel sans frontières, la notion essentielle devient celle du lien, pensé comme l'opération qui met en rapport les unités textuelles découpées pour la lecture. De ce fait, c'est fondamentalement la notion même de 'livre' que met en question la textualité électronique. Dans la culture imprimée, une perception immédiate associe un type d'objet, une classe de textes et des usages particuliers. L'ordre des discours est ainsi établi à partir de la matérialité propre de leurs supports: la lettre, le journal, la revue, le livre, l'archive, etc. Il n'en va plus de même dans le monde numérique où tous les textes, quels qu'ils soient, sont donnés à lire sur un même support (l'écran de l'ordinateur) et dans les mêmes formes (généralement celles décidées par le lecteur). Un 'continuum' est ainsi créé qui ne différencie plus les différents genres ou répertoires textuels, devenus semblables dans leur apparence et équivalents dans leur autorité. De là, l'inquiétude de notre temps confronté à l'effacement des critères anciens qui permettaient de distinguer, classer et hiérarchiser les discours. 2. Propriétés du texte, propriété sur le texte De là, également, une réflexion nécessaire sur les catégories intellectuelles et les dispositifs techniques qui permettront de percevoir et de désigner certains textes électroniques comme des 'livres', c'est-à-dire comme des unités textuelles dotées d'une identité propre. Cette réorganisation du monde de l'écrit en sa forme numérique est un préalable pour que puissent être organisé l'accès payant en ligne, d'une part, et protégé le droit moral et économique de l'auteur, d'autre part. Une telle reconnaissance, fondée sur l'alliance toujours nécessaire et toujours conflictuelle entre éditeurs et auteurs, conduira sans doute à une transformation profonde du monde électronique tel que nous le connaissons. Les systèmes de sécurité destinés à protéger certaines oeuvres (livres singuliers ou bases de données) et rendus plus efficaces avec le e-book vont sans doute se multiplier et, ainsi, fixer, figer et fermer les textes publiés électroniquement.[11] Il y a là une évolution prévisible qui définira le 'livre' et d'autres textes numériques par opposition uploads/Litterature/ chartier-roger-lecteurs-et-lectures-a-l-x27-age-de-la-textualite-numerique.pdf
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- Publié le Mai 01, 2021
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