Monsieur André Chastel Le dictum Horatii : quidlibet audendi potestas et les ar
Monsieur André Chastel Le dictum Horatii : quidlibet audendi potestas et les artistes (XIIIe-XVIe siècle) In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 121e année, N. 1, 1977. pp. 30- 45. Citer ce document / Cite this document : Chastel André. Le dictum Horatii : quidlibet audendi potestas et les artistes (XIIIe-XVIe siècle). In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 121e année, N. 1, 1977. pp. 30-45. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1977_num_121_1_13321 30 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS COMMUNICATION LE DICTUM HORATII QUIDLIBET AUDENDI POTESTAS ET LES ARTISTES (xiIIe-XVIe SIÈCLE), PAR M. ANDRÉ CHASTEL, MEMBRE DE L'ACADÉMIE*. E. R. Curtius a montré le parti que pouvait tirer l'histoire litté raire de l'examen des formules, « topoi » ou lieux communs, qui traversent les siècles. L'histoire des arts aurait peut-être intérêt à procéder de même, dans la mesure où le développement des styles est accompagné de maximes, de slogans, sur l'originalité et même sur la portée desquels il est facile de se méprendre. Je voudrais dans cet esprit partir des deux premières pages du libro delVarte de Cennino Cennini. Ce manuel technique a été rédigé, semble-t-il, sur la fin du xive siècle. La version autographe est perdue. Il a été répandu dès le xve siècle et a conservé son intérêt au xvie : à preuve, la plus ancienne copie connue, datée de 1437 (Bibl. Laur.), et une autre, plus complète, du siècle suivant (Bibl. Ricc). L'editio princeps a attendu 1821 ; la traduction française, assez bonne, de V. Mottez est de 1858 ; elle a fait l'objet d'une réédition avec une préface charmante de Renoir en 1911. Une bonne édition vient d'être pro curée à nouveau en 19711. Le premier chapitre commence comme il est d'usage par l'évocation de la Création et du péché d'Adam ; il se termine par une invocation à la Trinité, à la Madone et à saint Luc. Le péché originel parce que les artes mechanicae, comme le travail manuel, relèvent de la nature déchue, du règne de la nécessitas ; la prière finale pour garantir la dignité de cet art — et du travail de son interprète — comme œuvre de sanctification. Rien de plus commun. Il n'en faut pas conclure à une attitude particulièrement pieuse, comme ont eu tendance à le faire les historiens de l'art chrétien, du type de Rio et de Ruskin. Ce qui est plus notable, c'est dans le développement intermédiaire (entre les deux déclarations religieuses), le soin de l'auteur à placer la peinture, sans doute à cause de son caractère matériel, manuel, * J'adresse l'expression de ma gratitude à mon confrère Pierre Courcelle, à mes collègues Pierre Grimai, Jacques Monfrin et André Vernet, qui ont bien voulu répondre à mes demandes d'informations littéraires et philologiques. 1. Editio princeps par G. Tambroni, Rome, 1821. Nous renvoyons à l'édition récente de F. Brunello, préface de L. Magagnato, Vicence, 1971. Voir J. von Schlosser, Die Kunstliteratur (1924) ; trad. italienne : La letteratura artis- tica, Florence, 1956, p. 91 sq. QUIDLIBET AUDENDI POTESTAS 31 au-dessous du savoir (purement intellectuel^ mental), mais tout de même en parallèle avec la poésie. D'où la célèbre définition : « II s'agit ici de l'art qu'on appelle peindre ; il y faut imagination et exécution manuelle (« convient avère fantasia e operazione di mano ») ; elle est invention de formes non visibles recherchées d'après celles de la nature, et aptitude à les définir manuellement pour arriver à faire voir comme réel ce qui ne l'est pas (« dando a dimostrare che quello che non è, sia »). » Là non plus, rien de très neuf. Le balancement visible-invisible, réel-illusion..., est courant à propos de l'art figuratif. Il suffit de rappeler le «pictura (autem dicta) quasi fictura » d'Isidore de Séville, répété textuellement par Vincent de Beauvais (Spéculum doctri nale, XI, ch. 19), un siècle avant Cennino. La formule vive et forte en vulgaire : « che quello che non è, sia », a évidemment du mérite. Mais Dante et Boccace sont passés avant2. L'intéressant se cache dans le paragraphe qui suit : « On a raison de la placer au second rang après la science et de lui donner une couronne de poésie. Pour la raison suivante : pour le poète, grâce à la science qu'il possède, il est de sa dignité et de sa capacité de pouvoir composer et enchaîner comme il lui plaît (« si e no corne gli piace »), à son gré (« secondo sua volontà »). De même, il est donné au peintre la faculté de pouvoir composer une figure debout, assise, mi-homme mi-cheval, comme il lui plaît (« si corne gli piace »), à sa fantaisie (« secondo sua fantasia »). » C'est le parallèle développé : peinture-poésie, qui mérite l'atten tion, et l'insistance de Cennino sur deux termes : « avère fantasia » et « si corne gli piace ». On discerne ici comme une compression de deux « topoi » : 1. l'imagination, selon Quintilien ; 2. l'autonomie de l'art, selon Horace. Le premier texte est en quelque sorte classique : « Visiones quas «pavxacriaç Graeci vocant per quas imagines rerum absentium ita repraesentantur animo ut eas cernere oculis ac praesentes habere videamur » (Inst. Or., VI, 2, 9)3. L'auteur latin parlait de l'imagination comme capacité de repré sentation intérieure, mais par une dérive que l'on constate souvent dans d'autres cas, la notion de fantasia a pu s'appliquer à l'opération 2. L. Venturi, « La critica d'arte alla fine del Trecento », L'Arte, XXXIII (1925), p. 31 ; Storia délia critica d'arte, éd. fr., Paris, 1938, 3e éd. 1964 ; R. Assunto, La critica d'arte net pensiero medioevale, Milan, 1961. 3. L'importance du « vir bonus dicendi peritus » pour la culture philosophique médiévale a été soulignée par E. Gilson, La philosophie au Moyen Âge, 3e éd., Paris, 1947, p. 176 sq. E. R. Curtius, Europàische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne, 1948, trad. fr., Paris, 1953, app. V, 1, a attiré l'attention sur l'importance de Quintilien pour les théories littéraires. 32 COMPTES RENDUS DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS figurative qui en est l'extériorisation et, d'autre part, le fait que l'on puisse « imagines rerum absentium praesentes habere » fournissait une définition facile de l'art, qui se ramasse bien dans le « dimostrare quello che non è sia » de Cennini. L'autre réflexion qui est à l' arrière-plan du texte de Cennino, c'est le début de Y Art poétique d'Horace, ïep. ad Pisones : « Humano capiti cervicem pictor equinam Jungere si velit et varias inducere plumas Undique collatis membris, ut turpiter atrum Desinat in piscem mulier formosa superne, Spedatum admissi risum teneatis, amici ? » Traduisons : « S'il prenait envie au peintre d'unir un cou de cheval à une tête d'homme, de coller des plumes bariolées sur une asso ciation de membres, de sorte qu'une jolie femme finisse en affreux poisson, admis à le voir, pourriez-vous ne pas éclater de rire, mes amis ? » Autrement dit, ne fabriquez pas en poésie des centaures et des sirènes, monstres impossibles et donc ridicules ; un livre doit être autre chose, et non une projection d'aegri somnia, de cauche mars. D'où enfin le fameux passage : « Pidoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit aequa potestas. Scimus, et hanc veniam petimusque damusque vicissim, Sed non ut placidis coeant immitia, non ut Serpentes avibus geminentur, tigribus agni*. » « Peintres et poètes ont toujours eu la même possibilité de tout oser ; cette permission, nous la demandons et nous l'accordons tour à tour, mais pas de mêler le doux au cruel, d'unir serpents et oiseaux, agneaux et tigres. » Donc : liberté totale, mais sans alliances absurdes du type : paisible /violent, serpent/oiseau, tigre/agneau. Conclusion de la conclusion : « Denique sit quod vis, simplex dumtaxat et unum. » « Que ce soit à ton idée, mais simple et cohérent. » La pensée reste complexe : toute permission est accordée en principe, mais pour qu'on s'impose de récuser en connaissance de cause tout ce qui heurte la simplicité et le bon sens. Séparée du contexte, la formule « quidlibet audendi potestas » pouvait être inter prétée comme l'affirmation théorique d'une autonomie totale. Et 4. De arte poetica, v. 1-13 et conclusion v. 23. Cf. Horace on Poetry, the Ars poetica, éd. C. O. Brink, Cambridge, 1971, commentaire p. 88 sq. L'établissement du texte ne pose aucun problème, ni le sens de audendi, qui est souvent appliqué aux initiatives littéraires. QUIDLIBET AUDENDI POTESTAS 33 c'est ainsi que nous la trouvons, légèrement diluée mais identifiable, dans la page de Cennino, appuyée sur l'autre formule-clef : « ut pictura poesis ». Ce serait une erreur de suivre Schlosser qui, dans la Kunstliteratur de 1924, a bien vu l'intérêt de la phrase, mais s'est imaginé qu'on avait là « la trace la plus ancienne de l'épître ad Pisones dans la théorie de l'art »5. Il n'en est rien. Et je voudrais établir que le dictum Horatii, l'adage d'Horace, a été employé bien avant uploads/Litterature/ chastel-andre-le-dictum-horatii-quidlibet-audendi-potestas-et-les-artistes-xiiie-xvie-siecle.pdf
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- Publié le Nov 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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