1 Lundi 20 mars : lettre d’André Gide à Marcel Proust Le sommaire du numéro de
1 Lundi 20 mars : lettre d’André Gide à Marcel Proust Le sommaire du numéro de novembre 1928 de la Nouvelle revue française s'ouvre sur des Lettres de Marcel Proust et André Gide. C'est la première fois qu'est publiée la célèbre lettre d'excuses de Gide à Proust, dans laquelle il se donne habilement beaucoup de responsabilités dans le refus du manuscrit de Du côté de chez Swann. On sait aujourd'hui que Gide n'avait pris qu'une maigre part dans cette décision collective. Mais le brouillon de ce formidable coup d'éditeur dans lequel Gide s'accuse plus que de raison pour faire revenir Proust à la NRF, portant de nombreuses ratures, a fait l'objet en 2013 d'une vente aux enchères qui fit couler pas mal d'encre, et prouva que Gide a bien réussi son coup...(145 000 €) Janvier 1914, Mon cher Proust, Depuis quelques jours je ne quitte plus votre livre ; je m'en sursature, avec délices ; je m'y vautre. Hélas, pourquoi faut-il qu'il me soit si douloureux de tant l'aimer ?... Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la N. R. F. — et (car j'ai cette honte d'en être beaucoup responsable) l'un des regrets, des remords les plus cuisants de ma vie. Sans doute je crois qu'il faut voir là un fatum implacable, car c'est bien insuffisamment expliquer mon erreur que de dire que je m'étais fait de vous une image d'après quelques rencontres dans « le monde » qui remontent à près de vingt ans. Pour moi vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X et Z — celui qui écrit dans le Figaro. Je vous croyais, vous l'avouerai-je ? « du côté de chez Verdurin » ; un snob, un mondain amateur — quelque chose d'on ne peut plus fâcheux pour notre revue. Et le geste que je m'explique si bien aujourd'hui, de nous aider pour la publication de ce livre, et que j'aurais trouvé charmant si je me l'étais bien expliqué, n'a fait hélas, que m'enfoncer dans cette erreur. Je n'avais pour m'en tirer qu'un seul des cahiers de votre livre ; que j'ouvris d'une main distraite et la malchance voulut que mon attention plongeât aussitôt dans la tasse de camomille de la p. 62 — puis trébuchât p. 64 sur la phrase (la seule du livre que je ne m'explique pas bien — jusqu'à présent, car je n'attends pas pour vous écrire d'en avoir achevé la lecture) — où il est parlé d'un fronton où des vertèbres transparaissent. Et maintenant, il ne me suffit pas d'aimer ce livre, je sens que je m'éprends pour lui et pour vous d'une sorte d'affection, d'admiration, de prédilection singulières.(*) Je ne puis continuer... J'ai trop de regret, trop de peine — et surtout à penser que peut-être il vous est revenu quelque chose de mon absurde déni — qu'il vous aura peiné — et que je mérite à présent d'être jugé par vous, injustement, comme je vous avais jugé. Je ne me le pardonnerai pas — et c'est seulement pour alléger un peu ma peine que je me confesse à vous ce matin — vous suppliant d'être plus indulgent pour moi que je ne suis moi-même. ANDRÉ GIDE - Un fatum : Le mot latin fatum, qui signifie destin, a donné en français les concepts de fatalisme et fatalité. 2 L’original de cette lettre se trouve au centre de recherche Kolb-Proust à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign. Un brouillon a donc été proposé en novembre dernier chez Sotheby’s. Il s’agit de cinq feuillets ayant appartenu à un cardiologue lyonnais, Roger Froment (ami de Roger- Martin du Gard). Écrit à l’encre noire, il livre la raison principale de la bévue de Gide : le préjugé.. Cet autographe contrit permet de comprendre comment Gide a pu passer à côté du chef-d’œuvre de Proust. L’écrivain y confie avoir ouvert « d’une main distraite » le manuscrit de Du côté de chez Swann, page 62, être tombé sur « une tasse de camomille » — la légendaire scène de la madeleine ! — qui ne l’a guère convaincu, puis avoir poussé jusqu’à la page 64, où il « trébuche » sur « un front où les vertèbres transparaissent », phrase qui lui paraît incompréhensible. *Réponse de Marcel Proust : 12 ou 13 janvier 1914. Mon cher Gide, J'ai souvent éprouvé que certaines grandes joies ont pour condition que nous ayons d'abord été privés d'une joie de moindre qualité, que nous méritions, et sans le désir de laquelle nous n'aurions jamais pu connaître l'autre joie, la plus belle. Sans le refus, sans les refus répétés, de la N. R. F., je n'aurais pas reçu votre lettre. Et si les mots d'un livre ne sont pas entièrement muets, si (comme je le crois) ils sont pareils à l'analyse spectrale et nous renseignent sur la composition interne de ces mondes lointains que sont les autres êtres, il n'est pas possible qu'ayant lu mon livre vous ne me connaissiez pas assez pour être certain que la joie de recevoir votre lettre passe infiniment celle que j'aurais eue à être publié par la N. R. F. Je peux d'autant plus le dire que quand j'ai éprouvé les mauvaises dispositions de la N. R. F., je n'ai nullement feint d'y être indifférent. Votre ami, (je crois presque pouvoir dire notre ami) Monsieur Copeau peut vous le dire : longtemps après les derniers refus de sa revue, comme je lui souhaitais bonne chance pour son théâtre, je lui écrivais (je ne me rappelle pas les termes exacts, mais c'était la pensée) : « Mais les résistances que vous rencontrerez de la part des gens qui ne peuvent comprendre votre effort vous seront moins cruelles que celles que j'éprouve de la part de gens qui devraient comprendre le mien. Rappelez-vous que |pour pouvoir sentir mon livre placé dans l'atmosphère qui me semblait lui convenir, j'ai fait bon marché de mon amour-propre et que sans me laisser décourager, ayant un éditeur et un journal, que les ai quittés pour solliciter chez vous un éditeur et une revue, qui, sous aucune forme, n'ont voulu de moi, le mot de l'Evangile étant 3 toujours vrai : « Il voulut entrer dans son héritage et ne fut pas reçu ». Je me rappelle que je lui citais cette parole et lui disais qu'il était facile de condamner le boulevard, mais qu'aussi il ne faut pas rejeter au boulevard ceux qui ne sont pas faits pour lui et qui n'écrivent dans les journaux que parce que les revues où ils seraient mieux à leur place ne veulent point d'eux. Si je vous dis tout cela, mon cher Gide, c'est pour vous montrer que je suis extrêmement sincère si je vous dis que les sentiments que je garde pour vous (en dehors de mon admiration profonde) sont seulement ceux de la reconnaissance la plus émue. Si vous regrettez de m'avoir peiné (et vous l'avez fait encore d'une autre manière mais que je vous dirais plutôt de vive voix si jamais ma santé me permettait de le faire), je vous supplie de ne garder aucun regret, car vous m'avez fait mille fois plus de plaisir que vous ne m'avez fait de peine. Si vous êtes assez bon pour vous réjouir ou vous affliger, selon le bien que vous avez fait (et je le sais par vos admirables notes d'un juré) soyez heureux. Que je voudrais être capable de faire à quelqu'un que j'aimerais le plaisir que vous m'avez fait. Et tenez, je me rappelle ceci : tout à l'heure je vous disais que j'avais désiré être édité à la N. R. F. pour sentir mon livre dans l'atmosphère noble qu'il me semblait mériter. Ce n'était pas seulement cela. Vous savez quand après bien des indécisions on se décide à partir en voyage, le plaisir qui nous a décidé, dont l'image fixe a fini par triompher de l'ennui de quitter sa maison, etc., c'est souvent un tout petit plaisir, arbitrairement choisi par la mémoire dans les souvenirs du passé, c'est manger une grappe de raisin à telle heure par tel temps. Et le plaisir pour lequel on part, quand on est revenu on s'aperçoit qu'on ne l'a pas goûté. Or, si je veux être tout à fait sincère, ce petit plaisir-là qui me décida tout d'un coup à faire, malade comme j'étais, les absurdes démarches auprès de M. Gallimard, à y persévérer etc., ce fut, je m'en souviens très bien, le plaisir d'être lu par vous. Je me disais : « Si je suis édité à la N. R. F. il y a grand'chance pour qu'il me lise ». Je me rappelle que ce fut cela la grappe de raisin rafraîchissante dont l'espoir me fit surmonter l'ennui des coups de téléphone auxquels on ne répondait pas, etc., quand « du Côté du boulevard » on m'adressait au contraire de si gentils appels. Or, ce plaisir-là, plus heureux que le voyageur, je l'ai enfin eu, pas comme je croyais, pas quand je croyais, mais plus tard, uploads/Litterature/ letttre-da-gide-a-m-proust.pdf
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- Publié le Oct 27, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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