Remarques sur l'emploi de semibarbarus Alain Chauvot p. 255-271 Texte intégral

Remarques sur l'emploi de semibarbarus Alain Chauvot p. 255-271 Texte intégral 1Que signifiait, pour un latinophone de l’Empire romain, le fait de qualifier un lieu, un individu ou un groupe de “semibarbare” ? Voyait-on là un partage (géographique, ethnique ou culturel) égal entre la barbarie et la civilisation (ou la romanité), la frontière passant au cœur du mot et de la réalité à laquelle il renvoie, ou bien l’une des composantes dominait-elle l’autre ? La “semibarbarie” (relevons que ce substantif n’existe pas en latin) évoque et deux mondes et la frontière qui les sépare : s’agit-il d’une frontière-barrière, ou d’une frontière- passage et, dans ce cas, vers quelle direction ?  1 M. Dubuisson, “Remarques sur le vocabulaire grec de l’acculturation”, Revue belge de Philologie et (...)  2 M. Dubuisson, op. cit., en particulier p. 11-16.  3 M. Casevitz, op. cit., p. 137 ; cf. Euripide, Phenic., 138 (aspect semibarbare de Tydée l’Etolien).  4 Philostrate, V. Apoll., I, 16.  5 Id„ V. Soph., II, 1,13.  6 Hérodien, VI, 8, 1. M. Casevitz, op. cit., p. 138, a relevé le passage sans le commenter. 2L’emploi de semibarbarus pose le problème des notions de mélange et d’acculturation ; mais ce sont surtout les termes grecs morphologiquement (ce qui ne signifie pas sémantiquement) comparables, (μιξοβάρβαρος) mixobarbaros et (ἡμιβάρβαρος) hèmibarbaros, qui ont retenu l’attention1. M. Dubuisson a montré qu’un mixobarbaros est un Grec en voie de barbarisation ethnique, par opposition au (μιξέλλην) mixhellène, barbare en voie d’hellénisation culturelle2 ; M. Casevitz (qui ne se réfère d’ailleurs pas à l’étude de M. Dubuisson) parvient à des conclusions proches, relevant toutefois que mixobarbaros peut qualifier un Grec dont l’apparence étrange présente un élément barbare3. De fait, M. Dubuisson nuance son propos en admettant, à partir de deux passages de Philostrate, que mixobarbaros ou hèmibarbaros peuvent également ne pas renvoyer à la notion de mélange ethnique : dans un cas, le terme définirait un manque de culture qui pourrait être le fait de Grecs comme de barbares4, dans l’autre cas, il s’appliquerait à une incorrection de langue plutôt qu’à une langue mixte5. Mixobarbaros pourrait donc également qualifier un comportement culturel, lié ou non à une origine ethnique, mais non à un mélange ethnique. Ajoutons qu’un texte d’Hérodien, non relevé par M. Dubuisson, et évoqué, infra, à propos du texte 6), va dans ce sens : des populations de l’intérieur de la Thrace, faiblement civilisées, sont qualifiées de mixobarbaroi6 ; c’est leur comportement qui est en cause, lié à une origine ethnique, mais sans idée de mélange. C’est dans des sources d’époque impériale (Philostrate et Hérodien), que la notion de mélange ethnique tend à disparaître, au profit de la qualification d’un comportement culturel lié, ou non, à une origine ethnique.  7 SHA, Maximin., 2, 5.  8 F. Altheim, “Die Abstammung des Maximinus Thrax”, Rheinisches Museum, 90, 1941, p. 192-206.  9 E. Hohl, “Die “gotische Abkunft” des Kaisers Maximinus Thrax”, Klio, 34, 1942, p. 264-289, en parti (...)  10 K. Christ, “Römer und Barbaren in der hohen Kaiserzeit”, Saeculum, 10, 1959, p. 286, n. 149.  11 Je n’y ajoute, infra, que Jérôme, Ep., 123, 16. 3Qu’en est-il de semibarbarus ? Pour l’essentiel, je m’en tiendrai à l’état de la question suivant. Sa mention dans un passage de l'Histoire-Auguste7 a donné lieu à un débat entre F. Altheim et E. Hohl, le premier tenant pour la notion de mélange ethnique lié à une faible romanisation8 le second pour le simple sens de “semicivilisé”9. En 1959, K. Christ lui a consacré une note infrapaginale, dans laquelle il relève que la fréquence du terme est un indice important de la conscience que l’on avait, du côté romain, du fait que le “processus de mélange”, sous-entendu ethnique, semble-t-il, était peu différencié au début (“ein wichtiges Kriterium dafür, dass der Vermischungsprozess von römischer Seite aus zunächst nur wenig differenziert wurde, lässt sich der Frequenz von semibarbarus ablesen”)10. De fait, la liste des emplois, fournie par les fiches de travail du Thesaurus Linguae Latinae11 laisse apparaître une presque inexistence d’usage avant le IVe siècle après J.-C. ; mais K. Christ laisse de côté la variété que l’examen de détail pourrait révéler. 1) RECENSEMENT DES OCCURRENCES 4Le terme semibarbarus a une histoire curieuse. Il est attesté pour la première fois chez Suétone, et ne réapparaît qu’avec Lactance ; la plupart des occurrences datent du IVe siècle ou du début du Ve siècle (Jérôme marquant pour lui une certaine prédilection), la liste se terminant avec Jordanès. Il est le plus souvent employé comme adjectif.  12 Ciuitates donatos et quosdam e semibarbaris Gallorum recepit in curiam (éd. H. Ailloud, Paris, Bell (...) 51) SUÉTONE, Div. Iul., 76, 5 :...“(César) fit entrer au Sénat des gens qui avaient reçu la citoyenneté romaine, et même certains d’entre eux qui appartenaient à des peuples gaulois semibarbares...”12  13 Hunc...Daiam adulescentem quendam semibarbarum (éd. J. Moreau, Sources chrétiennes, 39, Paris, 1954 (...) 62) LACTANCE, De morlibus persecutorum, 18, 13 : “Ce... (Maximin) Daia, un jeune homme semibarbare...”13  14 ... Et leges Romanis moresque constituit, qui consuetudine proeliorum iam latrones ac semibarbari p (...) 73) EUTROPE, I, 3 : “...Et (Numa) donna des lois et des bonnes mœurs aux Romains, qui se conduisaient en brigands et en semibarbares par l’habitude des combats...”14  15 ...Ipse supra inpacati Rheni semibarbaras ripas raptim vexilla constituens... (éd. F. Del Chicca, R (...) 84) SYMMAQUE, Laudatio in Valentinianum Augustum prior, 14 : “...(Valentinien) établissant aussitôt des détachements sur les rives semibarbares du Rhin non pacifié...”15 95) JÉROME a. o 16 ...Cum post Romana studia ad Rheni semibarbaras ripas eodem cibo, pari frueremur hospitio... (éd. e (...) ep. 3, 5 : “Après avoir étudié à Rome, nous avons joui, auprès des rives semibarbares du Rhin, de la même table, de la même pension...”16 b. o 17 Nec. mirum si me et absentem, et iam diu absque usu Latinae linguae semibarbarumque, homo Latinissi (...) ep. 50, 2 : “Quoi d’étonnant que, puisque je suis absent, désaccoutumé depuis longtemps de la langue latine, enfin semibarbare, ce latinissime et facondissime personnage l’emporte sur moi...”17 c. o 18 ..Sed scelere semibarbari accidit proditoris...(Labourt, trad. mod.) ep. 123, 16 : “(Mais ce malheur est arrivé) par le crime d’un traître semibarbare...”18 d. o 19 ...in Lepti urbe semibarbara et posita in solitudine... (PL, 23.) Adversus Iouinianum, 1, 48 : “Dans la cité de Lepcis, semibarbare et sise dans les solitudes...”19  20 Hic adulescens et semibarbarus et uix adhuc Latinae linguae, prope Thraecica imperatorem publice pe (...) 106) SHA, Maximin. 2, 5 : “Celui-ci (Maximin), alors un jeune homme, en semibarbare qu’il était, et peu familier de la langue latine, demanda devant tous pratiquement en thrace à l’empereur...”20  21 ..Illi paulo ante feri ac semibarbari (éd. et trad. J. Lagarrigue, Sources chrétiennes, 176, Paris, (...) 117) SALVIEN, Ep. IV, 20 : “...Ces gens-là (Romains et Sabins), qui peu auparavant étaient encore sauvages et semibarbares...”21  22 ...Maximinus, quamuis sernibarbarus adulescens... (éd. Th. Mommsen, MGH, AA, V, 1, 1882). 128) JORDANËS, Getica, 84 : “Maximin, un jeune homme semibarbare...”22  23 J. Gascou, Suétone historien, Rome, 1984, p. 404. 131) C’est la première attestation. Le terme s’applique à des personnes, à propos du mépris des usages par César : celui-ci fait entrer au Sénat “des gens qui avaient reçu la citoyenneté romaine” (donc qui n’étaient pas romains de naissance) “et même certains d’entre eux qui appartenaient à des peuples gaulois semibarbares”23. Il ne renvoie pas à un mélange ethnique, mais vise des provinciaux qu’une partie de l’opinion, et sans doute Suétone lui-même, considère comme insuffisamment romanisés pour entrer au Sénat : le biographe dénonce une insuffisance culturelle, liée à une origine ethnique interne à l’Empire.  24 j. Gascou, loc. cit.  25 César, Guerre civile, III, 59, 2 ; E. Hohl, op. cit., p. 280, n. 2 ; il n’est de toute façon pas ex (...) 14Seraient visés, pour J. Gascou, des Gaulois de Gaule Chevelue, par opposition aux Gaulois de Narbonnaise24 ; mais E. Hohl avait déjà relevé qu’on pouvait voir là une allusion à Rucillus et Egus, deux frères allobroges (donc originaires de la province de Narbonnaise), introduits au Sénat par César25.  26 Dion Cassius, 43, 47, 3 : César fait entrer au sénat un grand nombre de nouveaux membres sans en ex (...) 15Aucun des auteurs de langue grecque traitant de l’œuvre de César (Plutarque, Appien, Dion Cassius) n’a fait une allusion précise à l’origine ethnique des nouveaux sénateurs de César : seul Dion Cassius évoque, de façon très générale, leur (prétendue) basse origine26. 16Il est vraisemblable que Suétone se fait l'écho de la propagande anticésarienne, comme en Div. Iul, 80, 1-2, où, à propos de peregrini admis au Sénat, il cite le couplet “chanté partout” : “après avoir triomphé des Gaulois, César les fait entrer à la curie/Les Gaulois ont quitté leurs braies pour prendre le laticlave”. Il faut vraisemblablement penser au rôle des agents de la propagande sénatoriale, qui ont d’ailleurs pu rencontrer un uploads/Litterature/ chauvot-remarques-sur-emploi-de-semibarbarus-bis.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager