La Lecture de l'hypertexte de Christian Vandendorpe Université d'Ottawa (Canada

La Lecture de l'hypertexte de Christian Vandendorpe Université d'Ottawa (Canada)  Surfer dans un labyrinthe ?  Organiser l'information en fonction du « client »?  Vers des pratiques nouvelles Surfer dans un labyrinthe ? La conjonction de l'ordinateur et de l'Internet, outre qu'elle accélère la mutation de notre civilisation vers une économie axée sur l'information et la connaissance, est en train de modifier en profondeur notre environnement. Nous n'entrons déjà plus en contact avec nos contemporains de la même façon qu'il y a seulement dix ans. Et notre rapport au texte et à la lecture est également en train de se modifier. Ces changements se manifestent notamment dans les métaphores que nous utilisons pour rendre compte de l'expérience du Web et de l'activité qui s'y déploie. Or les métaphores n'ont rien d'innocent : ce sont elles qui nous permettent d'appréhender le monde et de structurer des domaines entiers de notre expérience (1). Deux images reviennent constamment lorsqu'il est question du Web : le labyrinthe et le surf. Ainsi juxtaposés, ces deux réseaux métaphoriques ne manquent pas d'apparaître contradictoires et produisent des résonances étranges. Un examen de leurs points de jonction devrait nous permettre de cerner certains aspects fondamentaux de la poétique et de la pratique de l'Internet. La métaphore du surf rend bien compte de la rapidité du lecteur qui se déplace à travers des masses de documents. Elle évoque à la fois l'activité musculaire liée au maniement d'un pointeur omniprésent et la technique consommée de l'expert qui réussit à se maintenir sur la crête de la vague en suivant les courants. En même temps, cette métaphore convient bien à l'aspect fragmenté de l'information disponible sur le Web et qu'on ne peut trop souvent appréhender que superficiellement. L'image du labyrinthe a fasciné l'esprit humain depuis la nuit des temps (2). On peut même parler à cet égard d'un archétype qui, pour notre culture, trouve son origine dans le mythe du Minotaure - cet homme à face de taureau que Minos avait fait enfermer dans une structure construite par Dédale afin de dissimuler la honte que l'amour coupable de sa femme avait attirée sur lui et sa famille. Dès l'origine, le labyrinthe est ainsi posé comme le symbole de la complexité auquel ne peut s'affronter un individu dont l'intelligence est encore enserrée dans la glu de l'animalité. Seul un héros pleinement humain, Thésée en l'occurrence, aidé par le fil d'Ariane de la prudence féminine, pourra venir à bout du labyrinthe et du monstre qui y est tapi, prisonnier. En matière de labyrinthe, il faut considérer, autant que la figure, l'expérience qui y est rattachée. Comme le dit Michel Foucault, « Le labyrinthe n'est pas le lieu où l'on se perd, mais le lieu d'où l'on sort toujours perdu » (3) : ce qui importe, c'est plus l'effet produit par le labyrinthe que la figure en tant que telle. Et cet effet cognitif peut provenir d'analogues plus ou moins virtuels. La structure physique du labyrinthe a essaimé depuis longtemps dans d'autres arts, tels la peinture et le texte littéraire, ce dernier ayant pris la relève de l'architecture en tant que structure la plus apte à symboliser la complexité. Le parcours initiatique auquel étaient soumis les jeunes dans certaines tribus primitives n'a donc pas disparu de notre civilisation : tout un chacun peut en faire l'expérience en lisant des récits complexes et ouverts à des interprétations multiples. Cette expérience devient aujourd'hui plus commune. En jouant sur l'interactivité, l'ordinateur peut recréer sur écran l'expérience combinée du labyrinthe architectural et du labyrinthe textuel, dans des univers virtuels de plus en plus complexes : les jeunes y trouvent des défis de taille en s'identifiant à des héros qui affrontent des monstres tapis dans l'inconscient collectif. Si l'on considère les représentations du labyrinthe, deux grands types sont en concurrence dans l'imaginaire. Le premier est celui du labyrinthe à voie unique, qui a dominé les arts visuels durant tout le Moyen Âge. Même si la littérature médiévale était bien au courant de l'existence de labyrinthes à bifurcations, c'est toujours le labyrinthe à voie unique que l'on trouve dessiné sur le parvis des cathédrales, à Chartres par exemple, ou qui est reproduit en peinture (4). On en a un bel exemple dans le dessin d'un manuscrit de la bibliothèque de Munich montrant Thésée aux prises avec le Minotaure. Ces circuits sans aucun embranchement exerçaient une véritable fascination sur la mentalité médiévale imprégnée de christianisme. Sans doute parce qu'ils constituent une allégorie transparente du parcours que doit effectuer le chrétien pour arriver au Ciel. Pris dans ce genre de labyrinthe, ce dernier n'a en réalité aucun choix à faire : seule importe la persévérance, l'obstination dans la marche et la foi en Dieu. On reconnaît cependant qu'il s'agit bien d'un labyrinthe au fait que, dès que l'on essaie de suivre des yeux ou des doigts un tel parcours, on ne peut s'empêcher d'éprouver un sentiment de confusion et de frustration en voyant s'éloigner régulièrement le centre dont on croyait d'abord s'être rapproché. Il y a donc bien un élément commun entre ce type de labyrinthe qui se replie sur lui-même en circonvolutions interminables et la frustration communément engendrée par l'expérience du Web, où la page dont on croyait s'être rapproché peut disparaître à nouveau de l'horizon, entraînant l'usager à cliquer d'autant plus fiévreusement qu'il a l'impression de ne pas se rapprocher du but visé. Pourtant, considéré sur le plan de son architecture, le labyrinthe médiéval à voie unique ne saurait convenir comme métaphore du Web, d'abord parce qu'il a un centre alors que l'Internet n'en a pas. Celui-ci a même été conçu expressément sous la forme d'une structure décentralisée. Avec ses centaines de milliers d'ordinateurs interconnectés, l'Internet relève d'une architecture redondante et distribuée, apte à résister à un ennemi qui voudrait atteindre le centre vital des communications : n'ayant pas de centre, il ne peut être détruit. C'est donc plutôt au labyrinthe à bifurcations que correspond l'Internet. Dans celui-ci, le voyageur doit sans cesse choisir entre des embranchements, des portes, qui mènent à d'autres embranchements, d'autres pièces et d'autres portes. Des programmes informatiques peuvent en fournir des réalisations fort impressionnantes sur demande (5). De même, sur une page Web, l'usager est-il sans cesse sommé de faire des choix et d'orienter son parcours en cliquant sur des liens hypertexte. Des critiques ont d'ailleurs attribué à Jorge Luis Borges, grand amateur de labyrinthes, l'intuition esthétique de l'hypertexte et son potentiel littéraire (6). Celui-ci a en effet imaginé, dans « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », publié en 1941, qu'un lettré chinois avait écrit un roman chaotique et illisible, comparable à un « labyrinthe de symboles » ou encore à « un invisible labyrinthe de temps ». L'incohérence apparente de cette œuvre fictive sera finalement levée par un personnage du récit, vieil érudit anglais qui découvre que, dans ce roman, tous les dénouements possibles d'une même action sont envisagés par le narrateur et juxtaposés : Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. (7) L'hypertexte est effectivement une façon de proposer des parcours multiples pour une même intrigue, à la façon de la collection de fiction interactive pour jeunes « Un livre dont vous êtes le héros ». Il faut cependant signaler une différence capitale : à partir du moment où il clique sur tel lien plutôt que sur tel autre, le lecteur d'un hypertexte ou d'une fiction interactive choisit une suite à l'exclusion des autres. Ignorant celles-ci, il ne peut donc pas éprouver le chaos mental du lecteur de Ts'ui Pên. L'expérience que procure l'hypertexte se situe ainsi à un niveau beaucoup plus superficiel que celui qu'envisageait l'écrivain argentin. Elle provient de la conscience du dédale de pages par lequel on est passé plutôt que de la confusion vertigineuse de devoir traiter mentalement des données sémantiquement contradictoires. Des hyperfictions littéraires ont toutefois tiré des effets intéressants de cette situation, tant au plan visuel qu'à celui de l'enchaînement des fragments. Le plus connu est Afternoon, de Michael Joyce, conçu pour le MacIntosh et qui remonte à 1987. Du côté français, les premières hyperfictions sont 20% d'amour en plus de François Coulon et Sale Temps de Frank Dufour et al., parues sur CD-ROM en 1996. Sur le Web, on peut consulter du côté québécois Le Nœud, hyperfiction qui joue sur la dynamique des liens, les aspects visuels et la fragmentation du récit ( http://www.total.net/~amnesie/ ). En général, bien loin de piétiner, l'usager d'un site Internet tend à déployer une activité fébrile et visant sa propre fin plutôt que l'établissement d'une vue d'ensemble du site, comme on le fait avec un roman. Le découpage du texte en unités minimales renforce une attitude d'écrémage et encourage à sélectionner dans la masse textuelle les seuls éléments qui correspondent à un besoin d'information, ce uploads/Litterature/ christian-vandendorpe-la-lecture-de-l-x27-hypertexte.pdf

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