Clio. Femmes, Genre, Histoire 47 | 2018 Le genre des émotions Les émotions des

Clio. Femmes, Genre, Histoire 47 | 2018 Le genre des émotions Les émotions des puritains sont-elles genrées ? (Nouvelle-Angleterre, milieu XVIIe siècle) Were Puritan emotions gendered? (New England, mid-1600s) Barbara H. Rosenwein Traducteur : Paula Barros Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/clio/14043 DOI : 10.4000/clio.14043 ISSN : 1777-5299 Éditeur Belin Édition imprimée Date de publication : 11 juillet 2018 Pagination : 67-91 ISBN : 978-2-410-00992-7 ISSN : 1252-7017 Référence électronique Barbara H. Rosenwein, « Les émotions des puritains sont-elles genrées ? (Nouvelle-Angleterre, milieu XVIIe siècle) », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 47 | 2018, mis en ligne le 03 janvier 2021, consulté le 04 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/clio/14043 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio. 14043 Tous droits réservés Les émotions des puritains sont-elles genrées ? (Nouvelle-Angleterre, milieu XVIIe siècle)* Barbara H. ROSENWEIN Il y a quelques années, la notion même d’émotion protestante aurait été considérée comme un oxymore. Selon la thèse influente du « processus de civilisation » de Norbert Elias, les émotions étaient fortement réprimées à l’époque moderne. Bien qu’Elias n’ait pas abordé les émotions à proprement parler, les historiennes et les historiens du protestantisme reprirent ses idées dans leurs travaux sur le contrôle social et la confessionnalisation à l’ère de la première modernité, affirmant que les contrôles institutionnels visant à réguler le comportement avaient pour effet de contenir l’impulsivité et l’expression émotionnelle1. L’historiographie récente a reconsidéré ce constat. Susan Karant- Nunn a trouvé des émotions dans le luthéranisme allemand et Alec Ryrie en a découvert dans le protestantisme anglais2. Contrairement aux autres formes de protestantisme, cependant, le puritanisme de part et d’autre de l’Atlantique s’est depuis longtemps vu reconnaître une dimension émotionnelle3. Un ouvrage récent sur les puritains et les émotions, co-dirigé par A. Ryrie, cherche par conséquent à * L’auteur souhaite remercier Paula Barros pour sa traduction lumineuse, Damien Boquet, Didier Lett et plusieurs lecteurs anonymes pour la pertinence de leurs suggestions ; et Riccardo Cristiani pour son aide indispensable à toutes les étapes de ce travail. 1 L’historiographie à laquelle il est fait allusion ici est détaillée dans Rosenwein 2016 : 249-52. 2 Karant-Nunn 2010 ; Ryrie 2013. 3 Parmi les premiers travaux sur ce sujet, voir Leverenz 1980 ; Lloyd Cohen 1986. Voir aussi MacDonald 1992. 68 Barbara H. Rosenwein dépasser le simple constat de « la variété, la complexité et la vigueur de la vie émotionnelle des puritains » pour s’intéresser à des thèmes spécifiques : les théories émotionnelles des puritains, leurs objectifs et leurs modèles d’expérience4. Pour autant, personne ne s’est à ce jour demandé si les émotions puritaines étaient genrées5. De prime abord, on peut s’en étonner, puisque le genre a émergé comme un champ d’enquête historique dans les années 1970 et que le croisement entre genre et émotion est aujourd’hui un sujet en plein essor6. Il existe pourtant de bonnes raisons pour que l’on ait négligé cette question. Les sources sur la vie émotionnelle puritaine sont peu nombreuses. Elles comportent d’une part des écrits émanant des élites, composés le plus souvent, mais pas exclusivement, par des hommes, notamment des traités érudits et de longues autobiographies. En l’absence de corpus semblable du côté féminin, cet ensemble de sources sert essentiellement à comprendre la conception masculine des émotions féminines. D’autre part, des femmes puritaines ordinaires font entendre leur voix dans de brefs comptes-rendus autobiographiques, appelés « confessions » (confessions) ou « expériences » (experiences)7. De part et d’autre de l’Atlantique, ces confessions étaient généralement exigées de tous les puritains, hommes ou femmes, qui souhaitaient rejoindre une Église « indépendante » (independent) ou « rassemblée » (gathered). Mais les spécialistes considèrent que ces sources, en raison de leur caractère très convenu, sont problématiques pour étudier l’histoire des émotions. Elles se distinguent, comme le souligne Patricia Caldwell, par une « morphologie de la conversion » en une « séquence » où se suivent « le péché, la préparation et l’assurance ; la certitude, la componction et la soumission ; la peur, la tristesse et la foi »8. Cette 4 Ryrie & Schwanda 2016 : 1. 5 Swaim (1992) n’évoque que rarement les émotions dans son étude sur les récits de soi puritains. Elle pointe relativement peu de différences entre les récits des hommes et ceux des femmes, même si ces dernières ont tendance, comme elle le souligne (Swaim 1992 : 44), à mettre l’accent sur les « relations familiales ». 6 Voir par exemple Kennedy 2000 ; Broomhall 2015. 7 D’autres termes sont parfois utilisés : « récits » (relations), « professions » (professions), « preuves » (evidences) et « narrations » (narrations). 8 Sur la morphologie, voir Morgan 1965 : 66 et passim ; Caldwell 1983 : 2. Les émotions des puritains sont-elles genrées ? 69 uniformité explique pourquoi Kathleen Lynch met en garde contre l’étude des différences de genre dans ce corpus : Nous perdons en puissance analytique si nous retenons trop rapidement un modèle genré pour les autobiographies spirituelles de cette période. […] Car il nous faut reconnaître l’existence de ce moment, même éphémère, où la religion l’emportait sur le genre, où toutes les différences spécifiques dans les récits de soi étaient annihilées par la recherche de principes unifiants9. S’intéresser aux différences de genre peut néanmoins se justifier. L’expression des émotions a toujours un côté convenu, car il s’agit de communiquer des sentiments que les autres doivent être capables d’identifier. Les formules standard nous indiquent quelles sont les expressions émotionnelles attendues par une société ou par un groupe au sein de cette société. C’est la raison pour laquelle un historien comme Gerd Althoff estime que la véhémence des manifestations émotionnelles royales a partie liée avec le rituel ; c’est également la raison pour laquelle « les émotions du prince » peuvent être considérées comme une forme de discours politique. L’uniformité des sources ne devrait donc pas exclure les distinctions de genre si l’on pense que de telles différences existent au sein du groupe étudié10. Par ailleurs, les confessions puritaines ne sont pas uniformes au point de gommer toute caractéristique individuelle, comme nous le verrons en étudiant les documents de l’une de ces congrégations, celle de Thomas Shepard, établie à Cambridge, dans le Massachusetts. La congrégation de Thomas Shepard, 1648-1649 Il existe de nombreux recueils de témoignages puritains, qui s’inscrivent tous dans un contexte spécifique et poursuivent des objectifs particuliers11. Ils présentent un certain nombre de différences, suggérant qu’il n’y avait pas qu’une seule forme de puritanisme. Chaque variante a donc pu cultiver ses propres normes en matière d’émotion et 9 Lynch 2012 : 92. 10 Althoff 2003 ; Smagghe 2012. 11 Certains sont recensés dans Lynch 2012 : 281-88. Voir aussi Watkins 1972 : 241-260. 70 Barbara H. Rosenwein de genre. Le fait que certains théologiens autorisaient les femmes à donner leur témoignage en privé, alors que d’autres ne le permettaient pas, indique en effet que les attentes liées au genre étaient diverses. Kathleen Swaim s’est penchée sur les différences de genre (mais pas spécifiquement sur l’expression émotionnelle) dans un groupe de récits rassemblés entre 1638 et 1645 par Thomas Shepard, le ministre d’une Église puritaine à Cambridge, dans le Massachusetts, qui était alors une colonie anglaise. Elle a observé que « dans la congrégation de Shepard, les pratiques d’admission étaient moins strictes et moins complexes que dans beaucoup d’autres Églises de la colonie de la baie [du Massachusetts] »12. Certaines Églises demandaient deux professions, alors que dans d’autres, des questions précises étaient posées après le témoignage. Dans l’Église de Shepard aucune de ces deux pratiques n’avait généralement cours13. À l’époque de Shepard, la confession était une exigence relativement récente pour les candidates et les candidats à l’adhésion. La colonie du Massachusetts en Nouvelle-Angleterre se déchirait alors autour de deux conceptions différentes de la grâce divine. La controverse atteignit son paroxysme dans les années 1636-1638. Après des débats enflammés, des dénonciations et des procès en justice, des partisans de l’un des deux courants, plus tard qualifiés d’« antinomiens », furent expulsés de la colonie. Pour les définir en quelques mots, les antinomiens, tels John Cotton (1584-1652), ministre à Boston, maintenaient que la grâce divine, et donc le salut, se manifestaient par une révélation. Si Dieu le Père préparait à l’assurance du salut par la terreur de la loi (la loi morale de Moïse), si le Fils en faisait la promesse, gage d’espérance pour l’âme assoiffée, l’assurance était, en dernier ressort, le don de l’Esprit saint qui, selon Cotton, offrait « son témoignage à l’âme avec plus de clarté, de pouvoir et de certitude »14. Il était inutile, par conséquent, de pratiquer l’introspection ou de rechercher les « signes » prouvant l’amour de Dieu. Opposé à 12 Swaim 1992 : 40. 13 Le groupe de confessions qui sera abordé ici est reproduit dans McCarl 1991. Fait inhabituel, la confession de Goodwife Jackson (McCarl 1991 : 446-450) comporte une partie de questions/réponses détaillée. 14 Cotton 1659 : 191. Sur la position de Cotton, voir Winship 2002 : 28-36. Les émotions des puritains sont-elles genrées ? 71 l’antinomisme, l’autre camp, celui des vainqueurs, considérait que la uploads/Litterature/ clio-14043.pdf

  • 30
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager