L’APPARITION DU PROPHETE MUHAMMAD DANS LES REVES DES MUSULMANS Pierre Lory Le q
L’APPARITION DU PROPHETE MUHAMMAD DANS LES REVES DES MUSULMANS Pierre Lory Le questionnement proposé par le présent colloque trouvent un écho direct et assez précis dans la tradition musulmane. Celle-ci a en effet admis d’emblée que le rêve puisse devenir un important vecteur de messages d’ordre surnaturel. Le Coran le confirme à plusieurs reprises, à propos d’Abraham voyant en rêve qu’il sacrifiait son fils, et interprétant ce songe comme un ordre divin (XXXVII 102, 105). L’histoire de Joseph telle qu’elle est narrée dans la sourate XII rapporte le récit des rêves de Joseph fils de Jacob enfant (versets 4- 6), son interprétation des songes de ses codétenus en Egypte (verset 36), puis enfin ceux de Pharaon lui-même, en concordance avec le récit biblique (versets 41-49). Le texte sacré fait allusion à deux expériences oniriques vécues par Muhammad lui-même, son voyage nocturne à Jérusalem,1 et sa vision de l’entrée dans La Mecque des Musulmans en état de sacralisation rituelle (XLVIII 27). La véracité des messages oniriques y est affirmée également pour les non prophètes, et les non croyants éventuellement puisque selon les passages de la sourate de Joseph évoqués plus haut, les deux codétenus de Joseph ainsi que le roi d’Egypte – tous trois païens - auraient reçu des rêves qui, interprétation accomplie, se seraient révélés prémonitoires. L’enseignement oral attribué à Muhammad (le hadîth) ainsi que ses biographies sont plus explicites encore à ce sujet. Ils confirment que Muhammad rêvait souvent et attachait beaucoup d’importance à ces messages nocturnes ainsi qu’à ceux de ses proches.2 Le matin, Muhammad réunissait autour de lui le conseil de ses principaux Compagnons, et commençait par demander si quelqu’un avait fait un rêve particulier durant la nuit. Souvent, il racontait ses propres rêves et les interprétait, mais ceux des autres croyants étaient aussi pris en compte. Ceci pouvait aboutir à des résultats très concrets : l’institution de l’appel rituel à la prière par exemple résulta des rêves convergents de deux proches du Prophète. Mais il y a plus : Muhammad aurait affirmé qu’après sa mort – et donc après l’extinction de toute mission prophétique dans le monde - les croyants bénéficieraient encore des « bonnes nouvelles », c’est à dire, précisa-t-il, des songes vrais vus par le Musulman lui- même ou bien par reçus par un autre et destinés à lui. Ceux-ci constitueraient une quarante- 1 Voyage aux contours imprécis (Jérusalem n’est pas explicitement nommée en fait) que la tradition interprète dans un sens réaliste de déplacement corporel ; mais le verset XVII 60 mentionne bien un « songe ». 2 Pour un aperçu sur les rêves du Prophète et de ses proches, v.FAHD 1987 pp.255-289. Celui-ci se fonde surtout sur les œuvres des historiens (Ibn Hishâm ; Ibn Sa`d), mais des récits analogues se retrouvent aussi dans les recueils de hadîths. 1 sixième partie de la prophétie3 - affirmation de portée considérable. Par ailleurs, affirma-t-il dans un autre hadîth, celui qui ment à propos de son rêve, en répondra devant la justice divine.4 Le rôle des songes se renforcera à la fin des temps, affirme encore un autre hadîth, car à ce moment-là, le rêve du croyant ne mentira pratiquement plus jamais. La fonction du rêve comme manifestation vivante d’une forme de révélation après la mort du prophète est donc amplement attestée. Précisons toutefois que la Tradition ne retient ici que les rêves dits ‘sains’, éliminant d’emblée d’autres manifestations oniriques jugées sans valeur. Ces dernières correspondent notamment au surgissement durant le sommeil de préoccupations ordinaires – celles de la veille notamment, ce message de la personne à elle-même n’apportant rien de nouveau. Il est fait état également des ‘suggestions sataniques’ visant à troubler la conscience du rêveur5 ; Satan aurait en effet accès à la conscience des rêveurs, mais peut en être éloigné par des rituels prophylactiques, notamment par la récitations de formules d’oraisons. Eliminés également du champ de l’onirocritique sont tous les songes incohérents, ce qui en dit long sur le principe de rationalité théologique qui commande l’onirocritique musulmane.6 Enfin, les rêves dus simplement à des troubles physiologiques (allusion faite ici aux conceptions aristotéliciennes) ne sont pas ignorés des théologiens musulmans, mais ne sont pas non plus pris en compte par la littérature dont il va être question ici. Le rêve ‘sain’ peut se produire selon deux modalités possibles : l’ange du rêve peut descendre auprès du dormeur et lui transmettre un message précis, ou bien l’âme de ce dernier peut aussi se détacher de son corps et, au cours d’une ascension céleste, parvenir à proximité du Trône de Dieu et de la Table Gardée où sont inscrits les destins7 puis garder après son retour dans le corps une image plus ou moins fidèle de ce qu’elle a pu en percevoir. 8 Dans les deux cas de figure, cette manière de révélation individuelle s’intègre dans la doctrine 3 Ou une quarantième, soixante-dixième etc…Les variantes sont nombreuses, et ont leur importance parfois. Pour l’ensemble des références concernant ce hadîth, v. KINBERG 1993 p.283 n.12. 4 Car dans la mesure où le rêve est un message divin, forger un mensonge que l’on attribue en définitive à Dieu Lui-même représente transgressions blasphématoire ; tout comme le fabricant d’idoles mentionné dans le même hadîth, qui produit lui aussi une ‘forme’ mensongère de Dieu. 5 Selon un hadîth, un bédouin vint demander au prophète Muhammad l’interprétation d’un rêve où il voyait sa tête tomber devant lui, puis il la ramassait et la remettait en place. Le Prophète n’y vit que suggestion satanique et lui recommanda de ne pas y attacher d’importance. 6 Cf le passage où Dînawarî (1997 p.98) relègue comme sataniques et incohérents non seulement les rêves dans lesquels Dieu, les prophètes ou les anges manifesteraient des comportements indignes (cf infra p.N p.N), mais aussi ceux qui sont simplement absurdes : voir un arbre pousser du ciel, une étoile de la terre, l’éléphant grand comme un pou ou le lion comme une fourmi. La cohérence du dogme religieux fait ici complètement corps avec celle des lois de l’univers, les deux participent d’une même harmonie. 7 Dans la cosmologie musulmane médiévale, les orbes des sept cieux et du ciel des fixes se trouvent comme entourés, englobés par le Trône de Dieu. Près de ce dernier se trouve la Table Gardée sur laquelle se trouvent inscrits les destins de tous les êtres, la connaissance de tout ce qui fut, est et sera. 8 Ces deux conceptions sur le rêve existaient dès l’antiquité et avaient fait l’objet de commentaires chez les philosophes. La pensée sunnite majoritaire, s’appuyant sur des traditions de fiabilité variable, les a donc toutes les deux avalisées. 2 commune du monothéisme sunnite, puisque c’est bien sûr Dieu qui, dans les deux cas, prend l’initiative de communiquer un message à son serviteur. Et dans les deux cas, c’est la pureté intérieure du rêveur qui déterminera la plus ou moins grande clarté de l’information reçue. Une des clés de la pratique onirique dans le cadre de ce sunnisme commun se fonde du reste sur un hadîth dont la présente communication voudrait relever la portée. Le prophète aurait dit : « Celui qui m’a vu en rêve, m’a vu (à l’état de veille), car Satan ne peut pas prendre mon apparence ».9 Ce hadîth a été transmis avec de nombreuses variantes, qui en confirment l’authenticité tout en révélant les interprétation dont il fut l’objet au cours des premiers siècles hégiriens. Après « Celui qui m’a vu en rêve », on trouve ainsi également « m’a vu », « me verra à l’état de veille », « c’est comme s’il m’avait vu à l’état de veille », « a vu la réalité », « c’est bien moi (qu’il a vu) ». La subordonnée concernant l’incapacité de Satan est parfois formulée « car Satan ne prend pas mon apparence », « car Satan ne se conforme pas à moi », « car il ne convient pas que Satan prenne mon apparence » - chacune de ces variantes incluant déjà sa propre interprétation. Ce dit de Muhammad est bien sûr d’une importance cardinale, car il ne signale rien moins qu’un mode de perpétuation de la prophétie dans la communauté musulmane après sa propre disparition. La démarche onirocritique musulmane classique a bien sûr tiré un large parti de ce hadîth. Il signifie en effet que si le Prophète apparaît en rêve, il ne symbolise rien d’autre, il ne renvoie qu’à sa propre personne et non à un signifiant plus lointain. D’autre part, une telle vision est nécessairement vraie, non mensongère, dont l’origine est en toute certitude divine. Au-delà, la conciliation est plus hésitante.10 Positions théologiques Des apparitions du Prophète dans les rêves de certains croyants se sont produites tôt dans l’histoire religieuse de l’Islam. Ceci n’ira pas sans poser des problèmes d’ordre théologique.11 Car pour tous les Musulmans, le Prophète est bel et bien mort, ses restes sont enfouis à Médine en un endroit précis, et la résurrection ne sera accordée à personne avant la 9 Pour les références textuelles à ce hadîth dans les uploads/Litterature/ colloque-lausanne.pdf
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- Publié le Jui 03, 2022
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