L’herméneutique de la souffrance dans le livre de Job : l’athlète et l’élève Ma
L’herméneutique de la souffrance dans le livre de Job : l’athlète et l’élève Mathilde Cambron-Goulet* Résumé Dans une pensée où Dieu est à la fois bon et tout-puissant, comment expliquer qu’un homme juste et droit souffre ? Le livre de Job soulève la question de la souffrance, à laquelle de nombreux exégètes ont tenté d’apporter des réponses. Cette étude examine comment et pourquoi les cinq principales herméneutiques de la souffrance des traditions exégé- tiques juive et chrétienne ont été retenues ou écartées par Jean Chry- sostome et Thomas d’Aquin. L’analyse des commentaires de ces deux penseurs montre que l’interprétation de la souffrance de Job est intime- ment liée aux présupposés doctrinaux de l’exégète, à la méthode exégé- tique ainsi qu’au contexte historique dans lequel on se situe. Enfin, bien plus que ce qu’on pourrait supposer, elle dépend de l’état du texte dont on dispose. 1 Introduction L’interrogation sur la souffrance a trouvé de multiples réponses dans la réflexion philosophique judéo-chrétienne, qui a notamment examiné la question plus précise de la souffrance du juste. Dans une pensée où Dieu est à la fois bon et tout-puissant, comment expli- quer qu’un homme juste et droit souffre ? On pourrait penser qu’en fait, un tel homme n’existe pas dans le monde, et que, si un homme souffre, c’est toujours parce qu’il a péché ; mais dans une perspective * Doctorante en philosophie, Université de Montréal. Mathilde Cambron-Goulet judéo-chrétienne, il existe un exemple d’un tel homme, qui malgré sa droiture a été mis à l’épreuve par Dieu : Job. La tradition herméneu- tique de l’Antiquité tardive et du Moyen-Âge, tout particulièrement, a tenté de répondre à la question de la souffrance du juste par l’in- terprétation du livre de Job. Quelle est la cause de la souffrance de l’homme vertueux ? Après avoir examiné leur méthode exégétique et survolé les principaux problèmes textuels liés au livre de Job, nous essaierons de voir ici quelles interprétations de la souffrance ont été retenues, ou écartées, dans les commentaires de Jean Chrysostome et de Thomas d’Aquin sur le livre de Job. Pour ce faire, nous examine- rons tour à tour les différentes herméneutiques de la souffrance qui ont pu être retenues à plusieurs reprises dans les traditions exégé- tiques juives et chrétiennes, telles qu’elles sont présentées par Jean- Jacques Lavoie 1, et nous verrons comment Jean Chrysostome, d’une part, et Thomas d’Aquin, d’autre part, en traitent, ou non, dans leurs commentaires respectifs du livre de Job. 1.1 La méthode de l’exégèse littérale Nous ne verrons ici que les commentaires exégétiques portant exclusivement sur le livre de Job, bien que les deux auteurs aient pu par ailleurs le commenter dans des lettres ou des homélies. Dans la pensée de Jean Chrysostome par exemple, le personnage de Job semble central, puisque le livre est cité dans ses écrits plus de deux cents fois, les deux tiers des passages cités provenant du prologue ou de l’épilogue2. L’intérêt de comparer ces travaux repose entre autres sur la similitude qui existe entre les méthodes exégétiques adoptées 1J’ai utilisé son article « Job au-delà des versets : une théologie critique de la souffrance après Auschwitz », dans MÉNARD, Camil et VILLENEUVE, Florent, Dire Dieu aujourd’hui, Montréal, Fides, 1994, p. 147-172. Je renvoie plus particulièrement aux pages 153 à 158 qui portent sur les différents principes moraux qui sous-tendent toute herméneutique de la souffrance dans la tradition judéo-chrétienne, autour desquels ce travail est organisé. Je rends compte ici et une fois pour toutes, pour ne pas multiplier les notes, de ma dette envers cet article. 2 TREMBLAY, Hervé, Job 19,25-27 dans la Septante et chez les Pères grecs. Unanimité d’une tradition, Paris, J. Gabalda et Cie, coll. Études bibliques, 2002, p. 336. 102 L’herméneutique de la souffrance dans le livre de Job : l’athlète et l’élève par les deux auteurs : tant Jean Chrysostome que Thomas d’Aquin affirment vouloir faire une étude littérale du texte, bien que Jean Chrysostome déclare d’entrée de jeu rechercher l’édification3. Dans le cas de Thomas, il n’est pas surprenant de le voir adopter une mé- thode d’exégèse littérale du texte biblique dans le milieu universi- taire du XIIIe siècle, l’étude du sens littéral du texte devant ultime- ment mener à la bonne compréhension de la doctrine exposée4. Une telle approche est plus singulière chez Jean Chrysostome, qui rompt avec la tradition antiochienne d’exégèse historique (qui cherche à connaître les événements historiques rapportés par la Bible ou à voir dans les textes bibliques l’annonce d’un événement historique) sans adopter la méthode alexandrine de l’interprétation allégorique (sui- vant l’interprétation des mythes de Salluste), et qui fait donc preuve dans son choix méthodologique d’une certaine originalité5. 1.2 Problèmes textuels La lecture des commentaires de Jean Chrysostome et de Thomas d’Aquin laisse sous l’impression que les deux exégètes n’avaient pas accès au même texte. Dans le discours d’Eliphaz, par exemple, on remarque une différence importante entre le texte utilisé par Jean Chrysostome, dans lequel il affirme que Dieu envoie parfois des vi- sions (IV, 13-14) et celui utilisé par Thomas d’Aquin, dans lequel Dieu lui envoie personnellement une vision (IV, 3) — bien que Tho- mas souligne qu’Eliphaz fait peut-être une affirmation fictive. Il ne s’agit peut-être pas que d’une différence de traduction, car il existe deux textes grecs de Job. Le plus ancien, qui a été lu entre 150 av. J.-C. et 250 après environ, était plus court que le texte hé- breu d’un sixième, de sorte qu’Origène, en tentant de le corriger à 3 CHRYSOSTOME, Jean, Commentaire sur Job, introduction, texte critique, traduc- tion et notes par Henri Sorlin, Paris, Cerf, 1988, t. 1, p.50-51, et CHARDONNENS, Denis, L’homme sous le regard de la Providence, Paris, Vrin, 1997, p. 30-34. 4CHARDONNENS, Denis, op. cit., p. 7-8. 5 BRÄNDLE, Rudolf, Jean Chrysostome (349-407) « Saint Jean Bouche d’or ». Chris- tianisme et politique au IVe siècle, Paris, Cerf, [1999] 2003, p. 33. 103 Mathilde Cambron-Goulet l’aide de la traduction de Théodotion, a ajouté des versets douteux qui ne se trouvent que dans la Septante6. Il est difficile de savoir quelle Bible utilisait Jean Chrysostome, mais il est certain qu’il a pu avoir accès à des textes hébreux et à celui d’Origène7. En outre, il semble que le Job de la Septante soit plus patient et juste, en com- paraison avec celui que le texte hébreu présente plutôt comme un contestataire8. L’une des différences principales sous-jacentes à cette différence est sans doute la doctrine de la résurrection : en son ab- sence, le Job hébreu a raison de se révolter puisqu’il ne peut espérer aucune compensation spirituelle, ce qui n’est pas le cas du Job grec de la deuxième traduction, dans laquelle un Père chrétien a pu in- troduire une telle doctrine9. La traduction ne transposerait pas seule- ment d’une langue à l’autre, mais d’un dogme à l’autre. Nous verrons d’ailleurs que Jean Chrysostome et Thomas se situent tous les deux du côté de cette même tradition doctrinale. 2 La thèse de la rétribution individuelle Évidemment, le premier lieu où l’on recherche une possible cause au mal est le péché de l’individu qui souffre. Une telle interprétation a l’avantage de permettre de concilier l’existence d’un Dieu juste, bon et tout-puissant avec l’existence de la souffrance, qui est alors conçue comme une punition divine liée au péché individuel. Tou- tefois, il semble évident pour les deux auteurs étudiés qu’une telle interprétation du mal ne peut en aucun cas s’appliquer à Job. 6TREMBLAY, Hervé, op. cit., p. 65-67. Quant au texte utilisé par Thomas, c’était vraisemblablement celui traduit par saint Jérôme, mais était-il basé sur le texte hé- breu, sur la « vieille grecque » ou sur la Septante ? Difficile de répondre. 7 CHRYSOSTOME, Jean, Commentaire sur Job, introduction, texte critique, traduc- tion et notes par Henri Sorlin, Paris, Cerf, 1988, t. 1, p.38. 8 TREMBLAY, Hervé, op. cit., p. 104. 9 Ibid., p. 107. 104 L’herméneutique de la souffrance dans le livre de Job : l’athlète et l’élève 2.1 La lecture de Jean Chrysostome Jean Chrysostome rejette à priori les discours des amis de Job qui estiment possible que Job ait péché (II, 18, 7-13 ; VI, 9 ; XVIII, 1 ; XXIX, 510), particulièrement en XV, 1 et en XIX, 1 où il avance l’hypothèse que les discours des amis ont été inspirés par le diable. En outre, il considère que le témoignage de Dieu sur la vertu de Job n’est pas questionnable (I, 11, 9-15 et I, 16, 20-25). Ainsi il ré- cuse par la même occasion que toute herméneutique de la rétribu- tion puisse être appliquée à la souffrance de Job. En effet, Job est le « champion » de Dieu, si l’on me permet de filer la métaphore de Jean Chrysostome ; il est par conséquent au-dessus de tout péché pour lequel Dieu pourrait le punir. Pour le Père de l’Église, il va de soi qu’une interprétation de la souffrance de Job ne peut pas être construite en faisant abstraction du récit-cadre et tout particulière- ment de la discussion uploads/Litterature/ commentaire-1-job-pdf.pdf
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- Publié le Fev 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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