Pascal Dibie Ethnologie du bureau Brève histoire d’une humanité assise Après l’
Pascal Dibie Ethnologie du bureau Brève histoire d’une humanité assise Après l’Ethnologie de la chambre à coucher et celle de la Porte, avec cette Brève histoire d’une humanité assise, l’auteur nous invite à nouveau à nous regarder nous-mêmes dans une de nos occupations les plus répandues lorsque l’on parle du travail aujourd’hui, à savoir : être au bureau. Du moine bénédictin au jeune cadre contemporain, de la société du bureau de Napoléon au bureaucrate kafkaïen, du pupitre du copiste au nomadisme numérique du coworking jusqu’à la question actuelle du télétravail, ce livre est un voyage dans ce qui fait du bureau et du travail sédentaire le centre du développement de nos sociétés modernes. Avec humour, sensibilité et une connaissance encyclopédique, Pascal Dibie, en ethnologue, nous fait remonter dans notre histoire et réussit, sans que l’on se rende vraiment compte, à nous faire prendre conscience de la complexité réelle et déterminante de nos vies assises : une aventure de plus de trois siècles partagée au quotidien par des milliards de personnes dans le monde. On s’émeut, on s’amuse, on découvre, on apprend et on s’inquiète parfois de la puissance de cet étrange univers qui disparaît lentement aujourd’hui, mais jamais on ne s’ennuie. Sur Ethnologie de la porte, des passages et des seuils : “Une petite merveille, hors des sentiers battus et pleine de surprises.” Le Figaro littéraire PASCAL DIBIE est ethnologue, professeur des universités. Il est l’auteur d’une ethnologie d’un village de Bourgogne effectuée à 30 années de distance qui fait référence : Le village retrouvé. Ethnologie de l’intérieur et Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde. Il a aussi publié Ethnologie de la porte. Pascal DIBIE ETHNOLOGIE DU BUREAU BRÈVE HISTOIRE D’UNE HUMANITÉ ASSISE Éditions Métailié 20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris www.editions-metailie.com Retrouvez-nous sur les réseaux sociaux : DESIGN VPC PHOTO © ADAM GAULT/GETTY IMAGES © Éditions Métailié, Paris, 2020 e-ISBN : 979-10-226-1077-3 ISSN : 0291-4387 À mon père, qui chaque jour de sa vie se rendit au bureau ; À ma mère, qui n’y alla jamais ; À tout ceux qui, depuis plus de trois siècles, se sont levés chaque matin pour y aller ; À mes anciens collègues, qui y sont toujours ; Aux millions d’humains qui s’y rendent encore ; À tous ceux qui n’iront plus jamais… je dédie ce livre. INTRODUCTION C’est très sérieux… Je ne suis pas sûr qu’il y ait quelque chose de plus sérieux que le bureau, de plus intimidant aussi, cela marche ensemble, certains pourraient dire merveilleux, fascinant, d’autres repoussant, insupportable… ma tirade s’arrêtera là. On ne transige pas avec un bureau. Entendons-nous : il y a le meuble, qui a son intérêt, il y a la pièce, il y a l’institution et il y a chez nous. Tout est un peu bureau, il suffit de le décider. Mais attention, “le bureau”, le vrai, celui que j’entends et qu’on imagine tous, c’est celui où l’on va ; c’est celui d’un fonctionnaire, d’un employé, d’un bureaucrate, le sien, surtout le sien si on est de la partie. C’est là où la lumière est allumée à heures fixes, où il y a toujours quelqu’un et un fauteuil. Le bureau, les bureaux sont des repères dans nos vies de citoyens noyés, submergés par la paperasse, les convocations, les mises en demeure, les nominations, les félicitations. Tout cela vient forcément d’un bureau. Toutes ces feuilles que, du temps de la plume et du papier, on a couchées, rédigées, signées, tamponnées sur des bureaux successifs, à travers différents services, jusqu’à un chef en amont pour qu’il donne son aval, n’en témoignent-elles pas ? Vraiment né il y a trois siècles par cette nécessité absolue de devoir contrôler et de gérer une société qui se développait à grande vitesse, qui fit même la Révolution, le bureau s’est mué en institution au point d’asseoir partout de puissantes instances qu’on rendit incontestables après mille ruses et autant d’efforts. Pourtant il a fallu nous “amener au bureau”, nous faire croire à cette religion laïque, après nous avoir débarrassé des “rois”, pour nous livrer à cette entité étrange qu’est “l’État”, auquel nous ne savons toujours pas si nous croyons ou pas mais dont nous nous persuadons que nous en avons besoin. Or l’État n’existe que pour et par ses bureaux et ses agents. La République a immensément œuvré pour nous y attacher. Elle nous y a même dressés avec cette arrière-pensée absolue que le bureau est à la base même de l’égalité, qu’il en est le vecteur autant que le porteur, et l’État le garant de notre liberté. À bien y réfléchir, après mes six années d’“apprentissage de table” consistant à apprendre à tenir correctement mes couverts sans tomber de ma chaise et à manger correctement, on m’a immédiatement confié à l’école de la République qui, elle, s’est chargée le plus sérieusement du monde de mon “apprentissage du bureau”. Qui, de ma génération, n’a pas des “souvenirs de pupitre” ? A-t-on vraiment conscience du dressage qu’on a subi, de la façon dont lentement mais avec une telle constance on nous a appris à nous asseoir derrière des petites tables bloquées et inconfortables, pupitres que l’on va supporter presque aussi longtemps que eux nous porteront (à force, on arrivait à les user). Le passage du primaire au secondaire en attendant, pour une bonne majorité, d’accéder adulte au tertiaire, à raison de sept heures par jour réparties sur deux cent vingt-trois jours en moyenne, donne mille trois cent trente-huit heures chrono de bureau sur une année scolaire, le tout pendant une bonne douzaine d’années pour les plus brillants. Qu’on ne me dise pas que le bureau n’est pas très sérieusement au fondement de notre citoyenneté. Impossible de ne pas penser qu’avoir passé la majorité de notre jeunesse à subir un tel dressage nous a définitivement marqués, ne serait-ce que dans notre corps et dans nos rythmes. La République le savait, la République le voulait. Si on nous a transformés en enfant-tronc ou, mieux, en homo sedens dès l’école républicaine pour nous passer la connaissance, c’est bien qu’il y avait une raison. Le but de cette discipline non dite mais imposée, relayée par l’école qui d’un côté nous décillait l’esprit et de l’autre nous dressait le corps, étrangement ne nous a, par ailleurs, pas tant traumatisés que ça. Personne n’aura oublié les délices de certaines journées où, accoudés à la planéité pentue de nos bureaux d’enfants, tirant mille ressources de nos casiers et de nos imaginaires, nous apprenions déjà à être là sans l’être, de vrais petits bureaucrates, quoi. Nous étions sous la IVe République, Coti présidait à notre avenir et la IIIe République était encore dans les classes, et bien là. Nous construisions un monde qu’on agissait autant qu’il cherchait à nous assagir. Le “sérieux”, on savait ce que c’était, c’était la sévérité et très souvent la bêtise de l’autorité. Sur les conseils des hygiénistes, la République avait tout calculé pour notre bien. Ce qui n’empêcha pas la production de pupitres incroyablement antiphysiologiques, et de faire de l’école la première génératrice de scolioses en France. Plus grave encore, alors que la table devait être au départ à une seule place pour éviter les contagions microbiennes ou parasitaires, on la trouva trop chère et on nous fournit essentiellement des tables réglementaires à deux places. Pupitre double dont on savait pourtant qu’il y aurait un “enfant sacrifié”, l’élève de droite, qui devait systématiquement se décaler et se tourner sur le côté pour éviter que son coude gauche n’entrave l’écriture de son parèdre (du grec páredros, “qui est assis à côté de”), d’autant que le bi-bureau avait été raccourci de dix centimètres par rapport à la longueur du monoplace et que ma génération se développait rapidement en taille. Les “recommandations” stipulaient que la table et le banc devaient être réunis “afin que l’enfant ne puisse en modifier la distance” entre le siège et le pupitre et qu’on devait la maintenir au sol pour éviter les chahuts, tout comme elles interdirent les pupitres à rabats, trop bruyants et porteurs de troubles. Plus énigmatique fut cette déclaration : “L’élève ne doit jamais avoir les pieds sur le sol”, c’est comme cela sans doute qu’en sortant de l’école certains sont devenus poètes. Je pense à Max Jacob se posant lui aussi la question : “Mais qu’est-ce que ‘être sérieux’ ? Est sérieux celui qui croit à ce qu’il fait croire aux autres.” Les années 1960 sont vites arrivées, dépoussiérant les classes, et j’ai fini par entrer au lycée. Fini le pupitre, son inclinaison et les encriers, le tubulaire fit son entrée et avec lui la légèreté et la mobilité. Assis sur une chaise confortable à grand dossier devant une table à plateau plat, stylo Bic en main, le bureau non contraignant nous ouvrait d’autres chemins. Moins obsédée à nous asseoir de gré ou de force, la République lâchait du lest. On commençait à imaginer que “la vie de bureau” pouvait peut-être être vécue autrement et que la discipline de fer n’était plus la bonne solution. On voulait uploads/Litterature/ ethnologie-du-bureau-pascal-dibie-dibie-pascal-z-lib-org.pdf
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- Publié le Dec 03, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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