1 Œuvre intégrale par extraits : RACINE, Andromaque (1667) Perspective d’étude

1 Œuvre intégrale par extraits : RACINE, Andromaque (1667) Perspective d’étude : De quoi, dans Andromaque, l’amour est-il le nom ? DM (janvier 2023). Sujet de dissertation Dans sa préface à l’édition Folio d’Andromaque, Raymond PICARD écrit : « l’amour n’est pas ici un goût dont on se délivre ou une vanité dont on se corrige : il est une passion où tout l’être s’engage, où le héros s’identifie. » Dans quelle mesure peut-on en effet parler d’amour total dans Andromaque ? Proposition de corrigé rédigé Racine, le grand dramaturge tragique, qui a laissé plus de traces dans l’histoire de la tragédie que Garnier ou Rotrou, interroge : à quoi tient cette empreinte indélébile qu’il laisse aussi bien chez Rimbaud que chez Montherlant ou Mauriac ? Roland Barthes semble dire à la « majesté » de ses personnages tragiques, Alain Viala semble dire, à « l’émotion » qu’il fait vivre chez et par ses personnages Christophe Biet, aux « larmes » qu’il donne à ses personnages. La jeune metteuse en scène Léna Paugam, elle, semble indiquer que là où Barthes voyait une grande transparence classique, il faudrait plutôt voir de la complexité et de l’opacité, y compris dans le traitement de e qui semble LE sujet de prédilection de l’auteur d’Andromaque, l’amour. Pour Raymond Picard, l’amour chez Racine, et dans Andromaque en particulier, est le prisme privilégié de lecture de la pièce, parce qu’il est l’amplificateur de tout, étant « une passion où tout l’être s’engage, où le héros s’identifie ». Peut-on parler d’amour total chez Racine ? Cet amour total n’a-t-il pas même vocation à se faire totalitaire ? Fait-il enfin obstacle aux autres dimensions de la pièce où les intensifie-t-il ? La pièce Andromaque valorise de l’amour total. C’est la pièce, telle que la voit Picard, d’une expression exacerbée du sentiment. Il est omniprésent dans la pièce. Cette ubiquité de l’amour dans les préoccupations des personnages et dans l’intrigue se retrouve dans la parole, comme dans la tirade d’Oreste, où l’amour lance et clôture le propos : le jeune atride commence par avouer « l’amour me fait ici chercher une inhumaine » (v.26), poursuit avec « l’amour achèverait de mon cœur » pour finir par « … je sentis que je l’aimais toujours ». L’amour au fur et à mesure de la parole s’est même fortifié, énoncé d’abord sous forme de substantif, désignant donc une réalité figée presque abstraite pour se faire verbe d’action (« aimais »), une action installée dans le temps par l’emploi de l’imparfait à valeur durative indiquant un procès toujours en cours au même où le locuteur s’exprime. Il est protéiforme. L’amour se démultiplie dans les espaces de la parole, comme lorsqu’Oreste lui substitue deux synonymes : « amour » à l’acte I, sc. 1, devenant « transports » et « tendresse ». On peut y voir une atténuation de la nation ou bien sans démultiplication. L’amour est en outre bien le point nodal de la pièce, car c’est à l’évocation de ce sentiment que Pyrrhus perd son sang-froid, redoublant ensuite d’interrogatives et d’exclamatives : il ne sort de ses gonds qu’à partir du moment où il y a reprise du terme (« aimer ») et éclatement de l’alexandrin (répartissant le vers 685 sur deux locuteurs dans « Vous aimez, c’est assez / Moi l’aimer ? une ingrate, »). L’amour est le point de rupture du personnage mais aussi point de départ de la surenchère et de la sur-expressivité : trois interrogatives et quatre exclamatives dans sa réponse à Phoenix en effet des vers 685 à 699. L’amour exerce sur les personnages une véritable tyrannie des passions. L’amour a des accents violemment totalitaires dans la pièce. L’amour se présente comme la forme la plus élémentaire du destin. A sa première tirade (I, 1), Oreste fait mine de poser une question mais en vérité la grammaire et la syntaxe trahissent déjà ce qu’il a compris de sa vie : « Le destin qui m’amène », « l’amour me fait chercher » Oreste n’est que le complément d’objet (COD), l’amour étant le véritable meneur du jeu, sujet du verbe d’action « faire ». 2 L’amour, loin cependant d’être un sentiment qui épargne et conforte les personnages, est plutôt dans Andromaque, un sentiment qui les met à l’épreuve, par exemple qui met en lumière leurs plus douloureuses contradictions : quand Pyrrhus ose l’écho sonore et la rime de « perfide cœur/ persécuteur », non seulement la rime oppose les deux termes (« cœur » bien connoté », et « persécuteur » connoté péjorativement ») mais la sonorité associe maladroitement des termes (« perfide cœur » et « persécuteur » jouant ensemble sur une double allitération, en [p] et en [k]) et remet même le locuteur, au cœur de cette turbulence, puisque les deux termes renvoient aussi à ce qui fonde son prénom (« Pyrrhus », « perfide », « persécuteur »). Le héros n’échappe pas à sa guerre intestine, il en tout à la fois la victime, le bourreau et le terrain des combats. L’amour total voire totalisant, envahissant et même mutant, capable de se changer son contraire, est alors très utile au dramaturge pour intégrer des questionnements beaucoup plus larges aux enjeux purement sentimentaux. D’abord, l’amour est bien souvent le prétexte pour parler de la difficulté à être soi. Ainsi au moment même où Pyrrhus est dans la démonstration de force (il s’impose par l’allitération en [p] au vers 688 : « Je puis perdre son fils, peut-être je le doi »), l’amour ressenti pour Andromaque, qui le dépasse et le met face à ses sujets grecs, en danger, est propulsé à l’attaque des vers : si au vers 685 Andromaque était au second hémistiche (« (…] moi l’aimer ? une ingrate », à partir du vers 689 les substitutions (pronoms ou périphrases) qui la désignent rebasculent au premier hémistiche (« Etrangère… », au vers 689 et « Elle mourra…. » au vers 698) ; non seulement l’être aimé est, quoi que l’on fasse, fatalement omniprésent, mais surtout il bouleverse la hiérarchie des valeurs et l’ordre du monde. Ici, la captive a plus de pouvoir que le ravisseur et le bourreau (Pyrrhus) devient victime de l’amour. Ce que Pyrrhus ignorait (se croyant puissant), le spectateur le comprend grâce à la gestion des alexandrins, ainsi que le dramaturge les organise, en doublant le discours littéral de son propre personnage. Au moment où le roi d’Epire veut affirmer sa suprématie, l’amour révèle qu’il n’a jamais eu moins. Ce paradoxe très ironique a quelque chose de terriblement tragique pour le personnage. L’amour est en outre le révélateur des fragilités (on pense à Hermione et son énonciation dissociative, qui lui fait parler d’elle à la troisième personne, par énallage : « Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione) ; il est même le révélateur des limites de l’individu et d’une fatalité qui est chez Racine littérale : le spectateur savait qu’en bout de chaîne généalogique maudite, Hermione, dernière-née des Atrides n’avait aucune chance. Mais surtout, elle est condamnée à une houle inextricable et insoluble en elle, forcément tragique, puisque son prénom n’est que la résultante de la fusion, par écho consonantique et vocalique, de l’amour et de la mort, ce sur quoi ce même vers 1422 insiste : « Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ». Dans cet alexandrin célèbre de l’acte V sc. 1, les composantes phonétiques ([m], [r] et [o]) communes de « mort » et « amour » se trouvent réinvesties dans « Hermione » ainsi réduite à cette zone de turbulence. Au sens littéral, la fatalité consiste ici en ce que les mots ont déjà parlé et précédé le personnage dont ils ont acté le destin implacable. L’amour est à la fois un faux-semblant mais un véritable levier, propre à révéler la nature profondément tragique des personnages et de l’histoire donnés à voir, lire et entendre. Léna Paugam prend ses distances avec cette pièce en écrivant prudemment qu’ « on a coutume de lire Andromaque comme une pièce d’amour », y lisant avant tout une pièce sur le pouvoir, sur la révolte et sur l’envie de renouveau1. Muriel Mayette dont l’Andromaque de 2006 avait été bien contestée, rend pourtant à l’amour toute sa portée philosophique : elle insiste en effet sur la puissance tragique d’Andromaque révélée par l’amour qui n’est que le visage concret d’un terme beaucoup plus large qui serait la passion, prise dans toute son étendue sémantique : elle voit dans la pièce des personnages « effrayés », « dévorés, « éperdus », des personnages, écrit- elle, « voulant tout et ne se possédant pas eux-mêmes ». 2 1 https://www.lenapaugam.com/andromaque 2 https://www.comedie-francaise.fr/www/comedie/media/document/programme-andromaque1112.pdf uploads/Litterature/ corrige-de-la-dissertation-sur-racine.pdf

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