Créateurs en mal de provocation Réitérant à tour de bras le fameux geste de Mar

Créateurs en mal de provocation Réitérant à tour de bras le fameux geste de Marcel Duchamp exposant un urinoir, sans voir qu’il a perdu toute charge subversive, l’art contemporain le plus médiatisé ne fonde plus sa légitimité que sur le snobisme, et sur la valeur marchande générée par celui-ci. Conformiste dans son individualisme capitaliste exacerbé, il éclipse, par sa prétention tapageuse, la démarche d’artistes plus discrets, dont l’œuvre conserve une réelle dimension libératrice. par Dany-Robert Dufour, avril 2010 L’art contemporain est révolutionnaire ; en conséquence, ceux qui ne l’apprécient pas sont soit de francs réactionnaires, soit des réactionnaires qui s’ignorent, c’est-à-dire des néoréactionnaires. De telles étiquettes sont aujourd’hui systématiquement posées sur tous ceux qui osent encore s’interroger devant certaines œuvres et pratiques de l’art contemporain. Plutôt que de courir le risque d’être soupçonné de populisme, d’incompétence ou de sottise, rien d’étonnant si l’on choisit le plus souvent de taire ses réserves. Vous préférez-vous réactionnaire ou révolutionnaire ? Du côté de la modernité ou de l’académisme ? Ce procédé, qui clôt tout débat avant qu’il ne commence, a une remarquable efficacité, dont les ressorts et les objectifs méritent assurément d’être élucidés : car, s’il est déployé aussi bien dans un certain type de discours sur l’art que dans un certain type d’art indissociable de ce discours, de façon bien plus large il opère également dans le vaste domaine de la rhétorique politique. Le champ artistique examiné ici sert donc de « modèle », destiné à en éclairer les enjeux. Pour en analyser le fonctionnement, il n’est pas inutile de prendre pour exemple l’énoncé fondateur de la pensée libérale, proposé par Bernard de Mandeville dans la fameuse Fable des abeilles (1704) : « Les vices privés [l’égoïsme, l’avidité...] font la vertu publique. » Autrement dit : « Ce que vous prenez pour du vice est en réalité vertu. » Ou bien encore : « Si vous vous en tenez au premier degré, c’est du vice, mais si vous le prenez au second degré, c’est de la vertu. » Ce discours est pervers, au sens clinique du terme, et non pas moralisateur, dans la mesure où il fait du problème (la violence souvent dévastatrice des passions et pulsions issues de cet amour de soi qu’on nomme l’égoïsme) la solution. Pervers, il l’est même doublement, puisqu’il brouille tout repère, en revendiquant de pouvoir tout dire et son contraire : le vice est vertu, le blanc est noir... Cette rhétorique-là agit donc en machine de destruction de toute argumentation critique, qui s’appuie au contraire sur la distinction entre le vrai et le faux. Pour atteindre ce « second degré », il suffit que celui qui parle exhibe ce que personne ne doit exhiber : il se livre ainsi à une provocation, c’est-à-dire, selon l’étymologie, à un appel, qui peut sonner comme un défi. Par la provocation, j’appelle l’autre à me suivre, en le mettant au défi d’oser le faire. Provoquer, c’est donc savoir qu’on dit... ce qu’il ne faut pas dire. Mais comme je sais très bien que je ne devrais pas, non seulement on ne saurait me le reprocher, mais surtout je hisse l’autre à mon niveau, je circonscris un lieu où nous sommes entre nous, cercle restreint d’esprits supérieurs, décomplexés, où tout peut se dire, au contraire de l’espace public, marqué par des inhibitions multiples. Cette ruse rhétorique a donc pour fonction de compromettre l’interlocuteur, en suscitant son intérêt et son... intéressement, avant d’obtenir sa connivence — « Vous voyez ce que je veux dire... » Même s’il ne voit pas vraiment, il a tout intérêt à répondre affirmativement, sous peine de s’exclure de ceux qui savent et... de se placer ainsi dans la position de l’imbécile qui ne mérite pas d’entrer dans le cénacle des initiés. Cet art de la manipulation, caractéristique de la publicité, s’applique aujourd’hui aussi dans l’art contemporain, quand il devient un lieu où se cherchent tous les moyens possibles de compromettre le spectateur : intérêt, intéressement, connivence. Les exemples ne manquent pas. Il suffit de penser aux œuvres des artistes parmi les plus réputés de notre époque. Du Belge Jan Fabre, qui présentait récemment au Louvre un choix d’excrétions diverses du maître lui-même, à Jeff Koons, fameux pour ses divers caniches géants, la bonne vieille recette compromission-connivence déploie sans faiblir dans l’art postmoderne la stratégie dûment payante du « second degré » : 1) provocation sans tabou ; 2) qui ne produit aucune autre signification ; 3) d’où s’ensuit la rumeur médiatique qui enclenchera... 4) une intéressante spirale spéculative. Confusion entre innovation et quête du sens Dès 1996, Jean Baudrillard, dans un article d’autant plus courageux que son auteur était alors fréquemment invoqué par les tenants de cet art du « second degré », avait démonté l’astuce : « Toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l’art. Mais c’est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu’au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c’est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul. Ça dit “je suis nul !” — et c’est vraiment nul (1). » Baudrillard voyait dans cette nullité à la puissance deux un véritable galvaudage de la négativité que porte l’art. Essentielle, elle tient à sa capacité à se défaire des certitudes les mieux ancrées, à la seule fin de relancer la quête du sens, c’est-à-dire la recherche de sens nouveaux. L’art ne se réduit pas à un discours, un message, il dit ce que l’on ne sait pas encore, il rend visible ce qui n’était pas encore répertorié, il ajoute au monde connu. Or cette quête révolutionnaire se trouve désormais, dans l’art contemporain officiel, réduite à de la simple innovation, cette caractéristique de la production capitaliste, très logiquement exigée par le besoin de créer de nouveaux désirs. Il s’ensuit une confusion majeure entre la simple innovation et la quête du sens. C’est là ce dont est victime l’art contemporain. Ce qui pourrait s’exprimer par une loi : plus le marché de l’art sera puissant, plus les conditions générales du marché tendront à s’imposer à la production artistique. L’art contemporain se bornera alors à produire de l’imprévu, de l’inattendu certes, mais dépourvu de toute signification potentielle. L’art véritablement révolutionnaire, qui décompose le monde pour mieux le recomposer, ouvre à un rire salutaire, très précisément libérateur. L’art contemporain rit d’un tout autre rire, le rire nihiliste qui affirme qu’il se moque éperdument de toute valeur axiologique et qu’il n’y a rien à chercher : l’art n’existe que par la puissance du moment qui le reconnaît comme tel, et voilà tout. Cet art « narcynique », à la fois narcissique et cynique, est difficile à démasquer parce qu’il repose sur une prémisse « ultradémocratiste » très en vogue : il serait impossible de distinguer un objet réellement artistique d’un objet quelconque, parce qu’il faudrait alors introduire une hiérarchie. Or toute hiérarchie impose des valeurs, ce qui revient à faire preuve d’un penchant plus ou moins avoué pour l’ordre, tout ordre étant en puissance porteur de totalitarisme : banalités dignes des brèves de comptoir, on agite alors le spectre du fascisme ou du stalinisme, dans le champ politique, tandis que, dans le champ philosophique, le « totalitarisme » menacerait avec le criticisme hérité d’Emmanuel Kant par exemple. L’acte « critique » sépare le principe du vrai et celui de l’illusion, ce qui suppose en effet toujours un « tribunal de la raison » (2). Donc, pour éviter le tribunal, la Terreur et autres dictatures, on se refuse à toute hiérarchie critique, ce qui permet de donner à un tas d’excréments la dignité de l’objet artistique, dans la mesure où il est supposé avoir autant de valeur que n’importe quelle œuvre — voire davantage, dans la mesure où, ayant renoncé à la re-présentation, qui implique une coupure nette entre ce qui est « présenté » et la réalité, cet art contemporain présente directement, sans mise à distance symbolique, la provocante pulsion, celle de l’artiste, ou celle par laquelle il a été investi comme objet d’art, ce qui est le rôle des collectionneurs, dont l’un des plus emblématiques est certainement M. François Pinault (3). L’ironique création de l’artiste belge Wim Delvoye intitulée Cloaca(2000) présente un tube digestif humain impeccablement fonctionnel, et qui fonctionne effectivement, sous le contrôle d’ordinateurs : le produit des digestions, emballé sous vide et marqué d’un logo pastichant ceux de Ford et de Coca-Cola, est vendu environ 1 000 euros pièce. C’est la plus belle métaphore de ce système. On voit comment la rhétorique perverse mène à l’obscénité : s’y affirme qu’on peut, qu’on doit pouvoir tout constituer en objet vendable. Si exhiber ce qu’on ne saurait montrer, ce que seule la pulsion justifie, fait de l’art et fait de l’argent, chacun est alors libre d’agir en fonction d’une intériorisation individuelle de la loi du marché, cette loi qui s’appuie sur la demande de satisfaction des pulsions, et ne se soucie que de la jouissance, directe, revendiquée, exhibée, étant bien entendu uploads/Litterature/ createurs-en-mal-de-provocation.pdf

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