Denis Creissels Remarques sur l'émergence de verbes avoir au cours de l'histoir
Denis Creissels Remarques sur l'émergence de verbes avoir au cours de l'histoire des langues In: Faits de langues n°7, Mars 1996 pp. 149-158. Citer ce document / Cite this document : Creissels Denis. Remarques sur l'émergence de verbes avoir au cours de l'histoire des langues. In: Faits de langues n°7, Mars 1996 pp. 149-158. doi : 10.3406/flang.1996.1090 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/flang_1244-5460_1996_num_4_7_1090 Remarques sur l'émergence de verbes avoi au cours de l'histoire des langue Denis creissels* 1 I INTRODUCTION Le propre d'un «verbe avoir» est de permettre d'asserter une relation entre un individu (l'annexant) et un élément de sa sphère personnelle (l'annexé), autrement dit une relation d'appartenance, en satisfaisant aux deux conditions suivantes : (1) il s'agit, dans la langue considérée, du procédé qui permet d'asserter une telle relation en spécifiant de manière minimale ce qui autorise l'énonciateur à considérer que l'annexé relève de la sphère personnelle de l'annexant; (2) auprès de ce verbe, le constituant nominal représentant l'annexant et celui représentant l'annexé reçoivent le traitement syntaxique qui, auprès des verbes de sens actif de la langue considérée, est typiquement celui des constituants nominaux représentant respectivement un agent et un patient. Ainsi en français : - les termes x et y de la relation predicative xay occupent respectivement les fonctions syntaxiques de sujet et d'objet (direct), au même titre que les termes jc et y de la relation predicative x frappe y; - x a y est le scheme de prédication qui, en français, permet d'asserter la relation entre un annexant (représenté par le terme jc) et un annexé (représenté par le terme y) avec le minimum de précision quant à la relation qui les unit. Le verbe avoir du français ne se limite pas à poser la relation d'un individu aux objets dont il a l'usage (sans d'ailleurs forcément les posséder : x a un verre peut Université Stendhal, Grenoble. 150 Denis Creissels par exemple signifier simplement que x tient entre ses mains ou a à sa disposition un verre, qui par ailleurs n'a aucune relation particulière avec lui, à Tintant précis où cette phrase est énoncée). Le même verbe peut poser la relation de l'individu aux parties de son corps (x a une barbe, x a les cheveux blonds), la relation d'un individu à un autre individu auquel le rattache un quelconque lien de type familial ou social (jc a deux frères, x a un directeur plutôt gentil, x a beaucoup d'admirateurs), la relation de l'individu à divers paramètres descriptifs (x a quarante ans, xadu courage), la relation de l'individu à des états physiques ou psychiques (x a la grippe, x a beaucoup d'attirance pour Marie), etc. etc. : à moins de donner un contenu très élastique à l'étiquetage de telles rubriques, il est clair qu'il serait vain de prétendre dresser une liste exhaustive des «emplois» du verbe avoir, même en se limitant au cas où son sujet a un réfèrent humain. Des observations analogues permettent par exemple d'identifier le verbe serbo- croate imati comme un verbe avoir, alors que le verbe russe imeť, bien qu'il ait la même etymologie et se traduise généralement en français par avoir, n'est pas un verbe avoir au sens de cette définition : il ne permet de poser qu'une variété relativement limitée de relations entre un individu et un élément de sa sphère personnelle, et la façon la plus générale de poser en russe une relation d'appartenance consiste à assimiler l'annexant à un repère de type locatif par rapport auquel serait localisé l'annexé : и Petra kniga I auprès de I Pierre I livre I «Pierre a un livre» est construit comme и okna stol I auprès de I fenêtre I table I «II y a une table auprès de la fenêtre». Les données des langues indo-européennes sont d'une richesse particulière en ce qui concerne la question de l'émergence de verbes avoir dans l'histoire des langues, d'où l'idée répandue d'une corrélation entre l'émergence de verbes avoir et les évolutions sociales propres aux peuples parlant les langues indo-européennes au moment où ces langues se sont dotées de verbes avoir. On peut notamment citer Meillet1 : «En indo-européen, la possession ne s'exprimait pas comme un 'procès', par une phrase verbale, mais comme un simple fait, par une phrase nominale ... Et ce fait n'est pas indifférent pour caractériser l'état social indo-européen, par contraste avec l'état grec ou romain, où la propriété individuelle de la terre est déjà bien établie.» Meillet allait même jusqu'à lier l'émergence de verbes avoir, non seulement à des évolutions sociales, mais aussi au progrès de la «pensée abstraite» : 1 Meillet A., 1924, Le développement du verbe avoir, in Antidoron: Festschrift J. Wackernagel, Gôttingen, 9-13. L'émergence de verbes avoir au cours de l'histoire des langues 151 «... les langues indo-européennes servent à rendre une pensée de plus en plus abstraite. Un mode d'expression tout 'actif se trouve dès lors affecté à rendre un rapport tout abstrait. Entre l'indo-européen, qui n'avait même pas l'amorce d'un verbe 'avoir', et une langue moderne comme le français, il y a tout à la fois un changement profond d'institutions sociales, un changement dans la structure de la phrase et un changement dans la mentalité des hommmes.» Cet article se propose de montrer que l'examen de données de langues appartenant à des familles variées conduit à rejeter l'hypothèse d'une telle corrélation entre l'émergence de verbes avoir et des changements concernant les structures sociales et/ou les mentalités. 2 1 DE LA RELATIVE FRÉQUENCE DES VERBES AVOIR À TRAVERS LES LANGUES DU MONDE II s'agit donc ici de combattre l'opinion répandue selon laquelle les verbes identifiables selon la définition ci-dessus comme verbes avoir constitueraient à l'échelle des langues du monde une rareté, et ne se rencontreraient guère que dans quelques branches de la famille indo-européenne où ces verbes constituent en outre une innovation relativement récente. Il est certes indiscutable que les verbes avoir actuellement attestés en indo européen résultent d'évolutions récentes à partir d'états de ces langues qui utilisaient d'autres procédés syntaxiques pour asserter avec le minimum de spécifications la relation entre un annexant et un annexé (notamment le procédé consistant à appliquer à l'annexant un traitement syntaxique qui est typiquement celui d'un constituant exprimant une localisation - russe и Petra kniga «Pierre a un livre» - ou une destination - latin mihi est liber). Nous y reviendrons. Mais à l'échelle des langues du monde, les verbes avoir sont moins rares qu'on ne le pense généralement. Un verbe avoir est attesté en basque : l'expression la plus générale de la relation entre un annexant et un annexé dans cette langue consiste à avoir recours à un verbe auprès duquel le constituant nominal représentant l'annexant est au cas ergatif (ce qui en basque constitue le traitement syntaxique typique de l'agent auprès de verbes de sens actif) tandis que le constituant nominal représentant l'annexé est au cas nominatif (ce qui en basque constitue le traitement syntaxique typique du patient auprès de verbes de sens actif) : ikaslea-k liburua du I écolier- erg. I livre I il a I «L'écolier a un livre». Dans la famille finno-ougrienne, on a des attestations sûres de verbes avoir en vogoul et en ostyak (langues parlées en Sibérie occidentale, connues aussi resp. sous les noms de mansi et de khanty). 152 Denis Creissels On peut aussi mentionner le malgache comme ayant un verbe qui permet de poser de manière générale la relation annexant-annexé selon un modèle syntaxique qui est par ailleurs typique de l'expression d'une relation agent-patient. Enfin, même si le recours à des verbes avoir n'est pas dans les langues négro- africaines le procédé le plus courant pour formuler avec le minimum de précisions la relation entre annexant et annexé^, il n'en reste pas moins que des verbes avoir se rencontrent dans beaucoup de ces langues, notamment en Afrique de l'Ouest. On peut citer entre autres le mandinka (famille mandé), le wolof, le peul (famille atlantique), le baoulé, l'ewe (famille kwa), le yoruba (famille Benue-Congo). 3 I LE DÉVELOPPEMENT DE VERBES A VOIR : CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES En dehors de la famille indo-européenne, on doit souvent se borner à constater l'existence de verbes avoir dans des langues qui ne se prêtent que difficilement ou pas du tout à des hypothèses de reconstruction. Mais il est remarquable que, lorsqu'on peut trouver des indices plus ou moins sûrs de l'origine des verbes en question, on retombe toujours sur l'un des trois cas de figure suivants, dont la parenté est d'ailleurs évidente : - cas n°l : avoir peut provenir de la forme de parfait de prendre, saisir ou de verbes de signification analogue, ce qui revient à étendre à l'ensemble des relations de participation à la sphère personnelle un mode d'expression qui au départ convient seulement aux cas où cette participation implique un rôle actif de l'annexant. - cas n°2 : avoir peut provenir de la forme de parfait de recevoir, trouver ou de verbes de signification analogue, ce qui revient à étendre à l'ensemble des relations de participation à la sphère personnelle un mode d'expression qui au départ implique (comme uploads/Litterature/ creissels-1996-emergence-du-verbe-avoir.pdf
Documents similaires










-
26
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.7573MB