OÙ EST PASSÉE LA POÉSIE FRANÇAISE ? Portrait d’un univers paradoxal Anne Dujin

OÙ EST PASSÉE LA POÉSIE FRANÇAISE ? Portrait d’un univers paradoxal Anne Dujin La Découverte | « Revue du Crieur » 2016/3 N° 5 | pages 62 à 77 ISSN 2428-4068 ISBN 9782707192165 DOI 10.3917/crieu.005.0062 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-du-crieur-2016-3-page-62.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Pour certains, la poésie a disparu de l’espace public en France, boudée par des médias qui ne s’intéresseraient qu’à ce qui est rentable et par un lectorat qui aurait diminué comme peau de chagrin. Pour d’autres, elle est une belle endormie, toujours vivante mais comme retranchée dans nos souvenirs d’éco- liers. Pour d’autres encore, ceux qui, engagés dans un festival, une revue ou une maison d’édition, connaissent les lieux d’existence de la poésie contemporaine, elle est bien présente et visible aux yeux de qui se donne la peine de la chercher. Enfin il y a ceux qui considèrent qu’elle est partout, même si elle ne se nomme plus nécessairement poésie, naviguant sous le pavillon d’autres genres, qu’il s’agisse de la chanson, du slam ou des arts numériques. Quand on l’interroge sur le sujet, le poète Olivier Cadiot répond : « La seule chose que je La poésie française est un univers paradoxal, où sont à l’œuvre des dynamiques sociales et historiques qui le clivent en profondeur. Pratiquée par un grand nombre de Français-es, elle n’est lue que par une infime minorité. Ses formes d’expression populaires ( concours de la RATP, sites Internet, blogs, tweets… ) connaissent un succès certain – elle apparaît en effet comme un art « brut », accessible –, mais ses formes éditoriales, bien que dynamiques, ne pèsent rien ou presque sur le marché de l’édition. Enfin, sa part légitime, autorisée, continue d’être travaillée par une rupture remontant à la fin du xixe siècle : à la revendication de l’autonomie de l’œuvre prônée par la Modernité, de la langue poétique comme nécessairement expérimentale, s’oppose une poésie convaincue de sa capacité à ( re )dire la vérité du monde, à renouer le fil entre les mots et les choses. Si ces contradictions témoignent bien d’une crise, il s’agit d’une crise active, où se cherchent de nouveaux sens et de nouvelles fonctions. © La Découverte | Téléchargé le 28/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.202.51.120) © La Découverte | Téléchargé le 28/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.202.51.120) 64 — Où est passée la poésie française ? pourrais vous dire, même si ça ressemble à une échap- patoire, c’est que, justement, je n’ai trouvé comme réponse à ces questions que celle de faire une série de livres. En m’occupant intensément de ce sujet au point de ne plus pouvoir répondre par un point de vue pessimiste ou optimiste. » Cette réponse sonnerait presque comme un renoncement, dans la bouche de l’auteur de L’Art Poetic’ ( P.O.L., 1988 ). Ce recueil, composé d’énoncés minimaux presque enfantins, qui paraissent détourner les phrases d’un manuel de grammaire, a été considéré comme un jalon majeur dans l’entreprise « lit- téraliste » engagée dans les années 1970. Selon celle-ci, la poésie est avant tout un lieu d’expéri- mentation du langage, et non plus d’expression du sentiment. Après avoir ensuite consacré vingt ans à l’écriture romanesque, Olivier Cadiot s’est pourtant trouvé rattrapé par une question qui n’en finit plus de hanter la modernité : la littéra- ture est-elle morte ? Si elle ne l’est pas, alors où est-elle passée ? En découdre avec les postures déclinistes tout en recherchant les véritables lieux d’existence de la littérature contemporaine, telle est l’entreprise engagée dans son Histoire de la littérature récente, tome I ( P .O.L., 2016 ). Mais, sur la poésie en particulier, sa réflexion est encore en travail : « Elle occupe ou trop de place si on finit par la confondre avec tout effort d’écriture, ou pas assez si on la limite à un genre. D’un côté elle risque de se rétrécir et finir en aphorismes accrochés dans un coin du métro, de l’autre elle devient une notion trop large, perd son histoire et sa spécificité technique pour devenir presque un sentiment, un supplément formel. » Si la question « où est la poésie ? » se pose bien, c’est d’abord parce qu’on ne sait plus bien ce qu’elle est. Autre poète, autre vision de la situation. Jean-Pierre Siméon, qui représente au sein de la poésie contemporaine une tradition plus lyrique, auteur de La poésie sauvera le monde ( Le Passeur Éditeur, 2015 ), est également le direc- teur du Printemps des poètes. Créée en 1999, cette manifestation incarne chaque année au mois de mars le grand moment d’existence sociale de la poésie, avec affichage de poésie dans le métro, lectures publiques et manifes- tations dans les écoles. Jean-Pierre Siméon est habitué à défendre la « cause » de la poésie, à en parler au grand public et à chercher sans relâche à ce que médias et institutions lui fassent plus de place. Serait-il à son chevet, comme à celui d’un grand malade ? « Non. Il faut arrêter avec le misérabilisme, qui fait du tort à la poésie. [ … ] Il n’y a probablement jamais eu autant de lecteurs ni même d’éditeurs de poésie. Mais on est en plein paradoxe : l’intelligentsia refuse de le voir. On refuse de le reconnaître. » La poésie serait donc bien vivante, et qui plus est désirée, forte d’un solide héritage. Mais elle ne parviendrait plus à capter l’attention des prescripteurs, et notam- ment celle des médias, qui renoncent à lui assurer une existence sociale. En réalité, la poésie en France ne se laisse pas aisément saisir. Et celui qui la cherche n’en finit pas de buter sur des paradoxes successifs. La poésie serait bien vivante, mais elle ne parviendrait plus à capter l’attention des médias. © La Découverte | Téléchargé le 28/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.202.51.120) © La Découverte | Téléchargé le 28/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.202.51.120) 65 — Où est passée la poésie française ? Le premier tient à son existence éditoriale : alors que les poètes français sont au sommet du pan- théon de la littérature consacrée – les poètes sont très représentés parmi les auteurs de la « Pléiade » –, le poids de la poésie dans le marché de l’édition est aujourd’hui infime. Un deuxième paradoxe concerne la visibilité de la poésie dans l’espace médiatique. La faible place consacrée à la poésie dans les journaux, les revues ou les émissions littéraires contraste avec l’omnipré- sence du qualificatif de « poétique », qui peut concerner toute forme d’expression. Tandis que le « poétique » est partout, le poème, lui, n’est plus nulle part. Un troisième paradoxe touche enfin à l’expérience même de la poésie. Les poètes ama- teurs sont nombreux, et le sont au moins autant que les lecteurs de poésie. Mais alors que, dans les autres domaines d’expression artistique, la fréquentation des œuvres est bien supérieure à la pratique de création, le lectorat de la poésie est, en comparaison de l’écriture de poèmes, bien étroit. Peut-on donc faire crédit à l’idée que la France serait devenue une terre aujourd’hui peu favorable à la poésie, en comparaison d’autres aires culturelles, notamment hispanophone, arabe ou chinoise ? Y aurait-il une malédiction spécifiquement française en la matière ? Un marché introuvable… La collection « Poésie » de Gallimard, qui a publié en format poche plus de 500 poètes français et étrangers, et qui représente après la « Pléiade » la plus grande consécration littéraire qu’un auteur puisse espérer, fête en 2016 ses cinquante ans. Depuis sa création, il s’en est écoulé environ 18 millions d’exemplaires. Si Apollinaire arrive en tête avec près d’un million et demi d’exemplaires pour Alcools, des poètes contemporains comme Yves Bonnefoy ont atteint des niveaux de vente très élevés ( autour de 100 000 exemplaires ). Ces chiffres toutefois ne sauraient mas- quer le paysage d’ensemble. Le sociologue Sébastien Dubois a montré, à partir uploads/Litterature/ crieu-005-0062.pdf

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