47 Le « Triquadrilatère » de Brahmagupta Analyse d’un texte mathématique Satyan

47 Le « Triquadrilatère » de Brahmagupta Analyse d’un texte mathématique Satyanad Kichenassamy1 I. Position du problème Le Brāhma-sphuṭa-siddhānta (BSS) ou « Système précisé de Brahmā » de Brahmagupta (628 ap. J.-C., en vers sanskrits) présente une amélioration d’un système astronomique antérieur, et vise à une meilleure « convergence du calcul et de l’observation » (en sanskrit, dṛggaṇitaikya). Les chapitres XII et XVIII, consacrés aux outils mathématiques, ont été traduits en 1817 par H. T. Colebrooke, accompagnés de deux traités du douzième siècle qui doivent beaucoup à Brahmagupta. Ces textes ont été considérés comme fondamentaux par toute la tradition ultérieure. Les principaux résultats mathématiques de Brahmagupta seront rappelés plus loin. On considère généralement que son œuvre, avec celle d’Āryabhaṭa I (499 ap. J.-C.) est l’une des sources principales des résultats et concepts d’origine indienne dans les mathématiques modernes.2 On s’intéresse ici aux propositions XII.21-32 du BSS, consacrées aux propriétés d’une figure que Brahmagupta appelle tricaturbhuja, et qu’il ne définit pas ; ce néologisme sanskrit est rendu ici par un calque en français : « triquadrilatère ». On se propose de montrer, par l’analyse interne du texte, que la cohérence interne du texte permet de déterminer son objet, et indique en même temps les éléments d’une dérivation possible des résultats énoncés.3 II. Trois difficultés II.1. Brahmagupta n’a pas été compris correctement par ses successeurs. Colebrooke (1817), suivant le seul commentaire disponible, du neuvième siècle, rend « triquadrilatère » par « triangle et quadrilatère » ; cette interprétation a été suivie par tous les auteurs ultérieurs. Mais certains des résultats de Brahmagupta ne sont pas corrects pour tous les quadrilatères, on en a conclu, en Inde même, que Brahmagupta s’était trompé.4 C’est là une première difficulté : nous ne pouvons pas compter sur les textes postérieurs à Brahmagupta pour nous éclairer sur son texte. 1 Laboratoire de Mathématiques, Université de Reims Champagne-Ardenne, Moulin de la Housse, B.P. 1039, F- 51687 Reims Cedex 2. Courriel : satyanad.kichenassamy@univ-reims.fr Page personnelle : http://phare.normalesup.org/~kichenassamy 2 Sur l’influence des mathématiques indiennes hors de l’Inde, voir par exemple l’introduction de Colebrooke (1817). 3 On suit ici Kichenassamy (2010, 2012a), où l’on trouvera plus d’informations sur chacun des points discutés dans cet article. Voir également Kichenassamy (2011, 2012b). Le BSS a été édité par Dvivedin (1902) et Sharma (1966). 4 On trouve à partir du quatorzième siècle en Inde des traitements du quadrilatère cyclique qui utilisent des approches incompatibles avec le texte de Brahmagupta ; nous n’en parlerons donc pas. 48 C’est Chasles, dans son monumental « Aperçu Historique des Méthodes en Géométrie » (1837), qui comprend que les propositions de Brahmagupta fournissent des propriétés remarquables de quadrilatères cycliques, dont l’une (le « théorème de Brahmagupta » XII.30-31) n’était pas connue à son époque. Les résultats de Brahmagupta sont originaux, puisqu’ils ne se trouvent dans aucun texte antérieur. De plus, les auteurs ultérieurs ne les ont pas adoptés, ou les ont même rejetés comme incorrects. Brahmagupta devait donc posséder une dérivation de ses résultats, qu’il faut découvrir par l’examen de son texte. Cette dérivation a été recherchée par de nombreux auteurs.5 Chasles note également que les auteurs indiens ultérieurs se sont mépris sur ses résultats géométriques, parce qu’ils n’ont pas perçu la condition de cyclicité. Certains de ces résultats semblent néanmoins avoir été diffusés hors de l’Inde, puisque la formule de l’aire du quadrilatère cyclique (la « formule de Brahmagupta ») est énoncée sans preuve au début du 17e siècle par Snellius. De nombreux auteurs en ont proposé des preuves ; d’autres ont simplement rejeté ces résultats parce qu’ils faisaient intervenir le produit de quatre longueurs, et qu’un tel produit ne pouvait pour eux avoir de signification géométrique. II.2. Une géométrie sans angles ni parallèles. Une deuxième difficulté provient des outils connus de Brahmagupta. Il ne connaît pas la notion d’angle, ni celle de parallèle. Brahmagupta présente des formules pour l’aire et les diagonales d’un triquadrilatère en termes de leurs côtés, ainsi que deux expressions pour le rayon de son cercle circonscrit : comment Brahmagupta a-t-il obtenu ces résultats avec les outils à sa disposition ? II.3. Un discours géométrique sans figures. Chasles remarquait déjà chez les auteurs indiens l’absence complète de figures, rendues inutiles grâce à l’introduction de termes pour désigner chacune des lignes considérées. L’expression, fort précise, laisse peu de place à l’interprétation, pour peu que l’on suive de près l’ordre du texte. Il ressort de l’emploi, en XII.29 et XII.30 du terme prakalpya (« ayant considéré mentalement »), de la même racine que kalpanā (imagination), que les figures étaient censées pouvoir être visualisées mentalement. La cohérence mathématique des résultats présentés dans le texte contraint également très fortement leur domaine d’applicabilité. La lecture attentive, en prenant en compte la cohérence mathématique du texte, nous permettra de déterminer ce qu’est le « triquadrilatère ». Pour une présentation systématique de la méthode que nous utilisons, voir Kichenassamy (2011), avec une autre application dans Kichenassamy (2006). La situation est donc la suivante : Brahmagupta a obtenu des résultats originaux, mais semble ne pas les avoir exprimés de manière complète. Nous allons voir que cette impression provient de ce que ses présupposés mathématiques ne sont pas les mêmes que ceux de ses successeurs. Pour ce faire, nous allons d’abord passer en revue quelques notions et résultats connus de Brahmagupta (sect. III) puis, nous allons lire les Prop. XII.21–32 en tentant de suivre pas à pas la démarche suggérée par l’ordre et la formulation même de ses résultats. Nous insisterons ici sur la 5 Chasles, Hankel, Cantor, Zeuthen, Datta, Sarasvati Amma, parmi les principaux (voir Kichenassamy (2010) pour une discussion). Il existe de nombreuses dérivations des résultats de Brahmagupta par des méthodes modernes, mais toutes utilisent des outils inconnus de Brahmagupta. 49 détermination de la nature du « triquadrilatère », et la détermination de son aire et de ses diagonales, renvoyant aux références pour les autres aspects et résultats de son texte. III. Quelques aspects des mathématiques de Brahmagupta. Rappelons quelques points saillants de l’œuvre mathématique de Brahmagupta, en insistant plus particulièrement sur ceux qui seront pertinents pour la suite. D’abord, Brahmagupta traite, dans le Chap. XVIII, le zéro et les nombres négatifs—apparemment pour la première fois—comme des nombres, soumis à une règle des signes. Il présente également des méthodes de calcul sur des irrationnels quadratiques. Il possède une algèbre « littérale » (où les inconnues sont désignées par des lettres), qu’il utilise pour résoudre des équations de degrés un et deux. Il résout l’équation  +  =  + en entiers, et jette les bases de la résolution de l’équation  + 1 =  en entiers, qui sera complétée par Jayadeva. Il donne en particulier l’« identité de Brahmagupta » (XVIII.65-66), qui permet de composer les solutions de  + =  :   + =    +  =  ,   +  +  =   +  . Brahmagupta utilise dans le chapitre XII une algèbre « rhétorique », où les opérations sont décrites en toutes lettres, sans symboles. Il dispose également d’une algèbre littérale, mais c’est dans le chapitre XVIII qu’il l’utilise, dans sa théorie des équations. Il n’y a donc pas d’inconvénient à transcrire, comme nous le ferons, ses formules en écriture moderne, pour la commodité du lecteur, tant que les opérations effectuées sont bien celles connues de Brahmagupta. En géométrie, Brahmagupta utilise les concepts que l’on trouve dans des textes indiens antérieurs. Les plus pertinents pour la suite sont les suivants. Le triangle (tribhuja) est littéralement, un « trilatère », puisque la notion d’angle est absente ; ce que nous appelons un triangle rectangle est conçu ici comme un demi-oblong, dont l’hypoténuse est appelée karṇa (diagonale). Le carré de la diagonale d’un oblong est la somme des carrés de sa longueur et de sa largeur. Dans un triangle scalène (ou isocèle), on fixe l’un des côtés, que l’on appelle « base » ; la perpendiculaire abaissée sur la base divise le triangle en deux triangles rectangles. L’aire d’un oblong est le produit de ses côtés ; celle d’un triangle est le demi-produit de la base par la hauteur. Les considérations de symétrie par rapport à un axe « vertical » ou « horizontal » jouent un rôle important dans les questions liées aux ombres portées dans le chapitre XIX, tout comme une notion restreinte de similarité pour les triangles rectangles, que nous verrons décrite dans la Prop. XII.25. IV. Analyse des propositions XII.21–XII.32. IV.1. Orientation générale XII.21 énonce la formule de Brahmagupta. XII.22–26 développent des outils utiles à sa dérivation. C’est XII.27 qui donne la clé de l’identification du triquadrilatère, et qui indique la dérivation de la formule de l’aire ; nous donnons celle-ci après l’analyse de XII.27. XII.28–32 tirent les conséquences de ces résultats. Pour chaque proposition, nous donnons le texte sanskrit, une traduction qui s’efforce de reproduire le mouvement du texte, et une analyse de son contenu. 50 Chaque numéro (21, 22, etc.) correspond à un vers, dont les hémistiches (inégaux) sont écrits sur deux uploads/Litterature/ crvo-1-ar-3.pdf

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