Cours de M. Antoine Compagnon1 Introduction : forme, style et genre littéraire

Cours de M. Antoine Compagnon1 Introduction : forme, style et genre littéraire 1. Introduction : forme, style et genre littéraire Je commencerai par vous raconter une histoire. C'est celle du « soldat de Baltimore ». Stendhal la relate dans Racine et Shakespeare en 1823, et elle est alors toute récente. Je cite Stendhal : L'année dernière (août 1822), le soldat qui était en faction dans l'intérieur du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s'écria : « Il ne sera jamais dit qu'en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche. » Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à l'acteur qui faisait Othello. C'est une histoire très riche, qui plaisait beaucoup à Roland Barthes, de qui je la tiens. J'en ai seulement retrouvé la source récemment. Elle intéressait Stendhal dans le cadre d'une réflexion sur l'illusion, et elle illustrait à ses yeux « l'illusion parfaite ». Pour Barthes, cette histoire témoignait de ce que le réalisme aurait dû être pour être réellement réaliste. Mesurée à la réaction du soldat de Baltimore, le comportement du lecteur de roman le plus passionné - ou de la lectrice : pensez cette fois au modèle de Mme Bovary - paraît bien timoré. Ici, ce que le soldat de Baltimore introduit, c'est l'idée de convention littéraire. La littérature, comme tout discours suppose, des conventions, et la première de ces conventions, c'est qu'il s'agit de littérature. Le soldat de Baltimore n'était jamais entré dans un théâtre, il n'avait jamais vu une pièce de théâtre, il ne savait pas à quoi s'attendre. La littérature est une attente. Entrer en littérature, comme lecteur ou comme spectateur, mais aussi comme auteur, c'est intégrer un système d'attentes. La première, au sens de la plus fréquemment sollicitée par l'oeuvre littéraire, c'est l'attente de fiction, la willing suspension of disbelief, la suspension volontaire de l'incrédulité, ainsi que l'appelait Coleridge. Mais elle n'est pas universelle : dans des Mémoires, un journal ou une autobiographie, le lecteur s'attend par exemple à lire ce 1 http://www.fabula.org/compagnon/genre.php qui a eu lieu, suivant un pacte de véridicité. Et elle n'est pas la seule : pour aller tout de suite aux antipodes, lisant un poème intitulé « sonnet », je m'attends à y trouver quatorze vers, deux quatrains suivis de deux tercets, ou encore un dizain suivi d'un distique. L'attente, ai-je envie de dire, est générique. Je viens à un livre, ou à une pièce, avec une attente générique : c'est une tragédie, un sonnet, un roman policier, une autobiographie, une thèse, une dissertation, un mémoire de maîtrise... Je choisis exprès des genres hétéroclites, pour souligner que les conventions génériques peuvent être de nature très différente : formelle, thématique, stylistique... Le soldat de Baltimore méconnaissait un des traits définitoires du genre théâtre, l'un des grands genres modernes. Le genre est une convention discursive. Du moins est-ce sous cette acception - je l'annonce donc d'emblée - qu'il a été réhabilité dans les études littéraires après une période durant laquelle il a été peu présent, peu considéré, où entre l'oeuvre ou le texte et la littérature il n'y avait pour ainsi dire pas de médiations. À la question : qu'est-ce qu'un genre ? j'ai donc déjà proposé une réponse, une réponse qui sera à l'horizon de ce cours. Disons d'entrée de jeu que si la notion de genre a une validité par-delà les procès qu'elle a subis, c'est du côté de la lecture, de la phénoménologie de la lecture. Lisant, je fais une hypothèse sur le genre ; cette hypothèse guide ma lecture ; je la corrige si le texte la contredit ; non, ce n'est pas un sonnet français ; non ce n'est pas une tragédie classique ; non, ce n'est pas roman noir ; au bout du compte cette oeuvre n'appartient peut-être à aucun genre défini, mais pour que j'arrive à cette conclusion, il faut que je l'aie lue en faisant des hypothèses sur son appartenance générique et en révisant ces hypothèses au fur et à mesure de ma lecture. Vous sortez d'un cours sur le baroque. On aurait pu décrire le baroque de façon analogue : du point de vue du lecteur ou du spectateur, comme un système d'attentes. Les traits distinctifs repérés par [Wolfflin] pouvaient être compris de la sorte. Mais le baroque est-il un genre ? Non : plus probablement un style. Mais entre un genre et un style, les points de rencontre sont forts, et les deux mots viennet de la même notion latine. Il y a une poétique baroque s'il y a un système de traits de reconnaissance d'une oeuvre baroque. Un style, individuel ou collectif, est une signature permettant la reconnaissance. Forme, genre, style : ainsi ai-je intitulé cette première leçon. Vous voyez que nous sommes en plein dedans, in medias res. Et d'une certaine façon je vous ai déjà dit à peu près l'essentiel de ce que je vous redirai ce semestre en treize leçons. Mais avant de continuer, quelques mots d'introduction quand même. 2. Genre et théorie Le titre de ce cours est donc : Théorie de la littérature : la notion de genre. Avant la notion de genre, j'consacré ce cours aux notions fondamentales de la littérature, aux notions littéraires communes et à leur théorisation, c'est-à-dire à la manière dont elles ont été critiquées, repensées, élaborées par la théorie littéraire. J'entends donc ici théorie au sens de théorie critique, de réflexion métacritique sur la littérature, d'épistémologie et de déontologie des études littéraires, ou tout simplement de vigilance critique : le but de la théorie, à mon sens, c'est de savoir ce qu'on fait quand on le fait. Vous voyez que je n'entends pas théorie dans le sens positif d'un système quel qu'il soit. Je ne vais vous exposer un système, vous demander d'y croire, de jouer au « soldat de Baltimore ». Au contraire, la théorie est pour moi la critique de tous les systèmes : leur questionnement, leur mise en doute. La théorie proteste toujours, contre toutes les doctrines. Je voudrais faire de vous des protestants de la théorie, des démons de la théorie, suivant le titre donné au livre qui a résulté des premières années de ce cours. Ce qui m'intéresse, c'est de montrer, de mettre en scène les conflits du sens commun et de la théorie, la résistance du sens commun, les excès de la théorie. Avant de parler du genre, les notions à propos desquelles nous avions décrit ces antagonismes étaient les suivantes : l'auteur, le monde, le lecteur, le style, l'histoire, la valeur, et bien sûr la littérature. Toujours d'un point de vue sceptique, ironique, désabusé, non dupe. C'est cette ironie théorique que je souhaite exercer avec vous cette année sur la notion de genre littéraire. Mais, direz-vous, pourquoi aviez-vous laisser de côté la notion de genre jusqu'ici ? Pourquoi ne pas l'avoir intégré à ces quelques notions fondamentales ? Quand on pense à la littérature, à une oeuvre littéraire, on pense spontanément, naturellement, à un auteur qui l'a écrite, à un lecteur qui la lit, au monde dont elle parle, au style dans lequel elle est écrite. Mais ne pense-t-on pas aussi spontanément, aussi naturellement au genre auquel elle appartient : ceci, c'est un roman, c'est du théâtre, c'est une tragédie, une épopée, un roman policier, de la science-fiction, un essai. En effet, et je crois même qu'entre le sens commun et la théorie littéraire, l'antagonisme à propos du genre a été du même ordre que leurs hostilités au sujet de l'auteur, du monde, du lecteur, du style, etc. Et la même démarche est possible. Pour le sens commun sur la littérature, les genres existent ; la littérature est faite de genres ; les oeuvres se rangent dans des genres, comme à la FNAC. Pour la théorie littéraire en revanche, c'est-à-dire pour les formalismes qui ont dominé le XXème. siècle, depuis le formalisme russe jusqu'au structuralisme, les genres littéraires n'ont pas de pertinence ; seuls comptent le texte et la littérarité. L'oeuvre moderne échappe par définition aux genres. Les avant-gardes littéraires, dont la théorie a été généralement solidaire, ont dénoncé les genres comme des contraintes périmées : voyez les Illuminations, les Chants de Maldoror, Nadja. Les surréalistes condamnaient le roman, arbitraire, lawless. Gide cherchait dans Les Faux-Monnayeurs à faire un roman pur qui éliminât du roman tout ce qui ne lui appartenait pas en propre. Mais que resterait-il ? On sait qu'Édouard, son romancier fictif, était conduit à l'échec par cette ambition surhumaine, mais Gide tirait son épingle du jeu en biaisant avec les contraintes qu'il imposait à son personnage. L'utopie avant- gardiste du xxe siècle a postulé l'idéal de l'abolition des genres. « Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas », écrivait cependant Michaux (L'Époque des illuminés). Autrement dit, les genres sont les plus forts. Pour la théorie, le genre, comme les autres notions précitées, était une notion pré-théorique, historique, idéologique, essentialiste, classique. Mais le genre est uploads/Litterature/ curso-de-compagnon-sobre-os-generos-literarios.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager