15 Pierre Gros La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme
15 Pierre Gros La géométrie platonicienne de la notice vitruvienne sur l’homme parfait (De architectura, III, 1, 2-3) 1. L’homme parfait vitruvien de Léonard de Vinci. Aucun texte antique n’a été davantage lu, scruté, interrogé, du XIVe au XVIe siècle, que celui qui présente, au début du livre III du traité de Vitru- ve, les proportions de l’homo bene figuratus, et inscrit sa silhouette dans deux figures simples. La rigueur laconique, et non exempte d’obscurités, avec laquelle cet auteur définit les relations arith- métiques et géométriques censées régir le corps humain sous sa forme accomplie a de tout temps suscité un intérêt mêlé de perplexité. La notice n’a pas seulement donné lieu à une série d’inter- prétations graphiques dont la plus célèbre est le dessin de Léonard de Vinci conservé à l’Accade- mia de Venise (ill. 1)1; elle a aussi orienté bon nombre d’exégètes, de Mariano T accola à Fran- cesco di Giorgio Martini, Luca Pacioli ou Cesa- re Cesariano, vers une conception et parfois une pratique anthropomorphiques de l’architecture2. Et l’on relève une tendance marquée au transfert des proportions du corps humain à celles des temples dans le commentaire rédigé par Daniele Barbaro, particulièrement dans son édition de 15673. Récemment encore, le prestige dont jouit toujours ce texte dans l’imaginaire collectif a été illustré par le choix du “compagnon parfait” dans la position suggérée par Léonard à partir de Vitruve, pour le revers des pièces italiennes de la monnaie européenne . Pour essayer de comprendre les raisons qui ont si longtemps maintenu ces quelques paragraphes de latin au premier plan de la réflexion sur l’archi- tecture, et plus généralement sur la création humaine dans tous les domaines de l’art plastique, et cerner l’origine d’au moins quelques-unes des interprétations erronées ou étranges auxquelles ils ont donné lieu, il importe d’en reprendre l’exa- men en les replaçant dans la tradition dont ils pro- cèdent. Les nouvelles éditions commentées du livre III peuvent aujourd’hui nous aider à retrou- ver, derrière l’aspect décousu de cet exposé arith- mogéométrique, la cohérence d’un énoncé dont les harmoniques esthétiques et cosmologiques, confusément entrevues par les lecteurs du passé, s’expriment plus clairement qu’on ne l’a long- temps cru4. On nous permettra d’abord de transcrire ci- dessous l’intégralité du texte latin, avec la tra- duction française de notre édition de 1990: 2. Corpus enim hominis ita natura composuit uti os capitis a mento ad fronten summam et radices 13|2001 Annali di architettura Rivista del Centro internazionale di Studi di Architettura Andrea Palladio di Vicenza www.cisapalladio.org imas capilli esset decimae partis, item manus pansa ab articulo ad extremum medium digitum tantundem; caput a mento ad summum uerti- cem octauae, cum ceruicibus imis ab summo pectore ad imas radices capillorum sextae, < a medio pectore > ad summum uerticem quartae. Ipsius autem oris altitudinis tertia est pars ab imo mento ad imas nares, nasum ab imis naribus ad finem medium superciliorum tantundem; ab ea fine ad imas radices capilli frons efficitur item tertiae partis. Pes uero altitudinis corporis sextae, cubitus quartae, pectus item quartae. Reliqua quoque membra suas habent commensus proportiones, quibus etiam antiqui pictores et statuarii nobiles usi magnas et infinitas laudes sunt adsecuti. 3. Similiter uero sacrarum aedium membra ad uniuersam totius magnitudinis summam ex par- tibus singulis conuenientissimum debent habere commensus responsum. Item corporis centrum medium naturaliter est umbilicus; namque si homo conlocatus fuerit supinus manibus et pedibus pansis circinique conlocatum centrum in umbilico eius, circumagendo rotundationem utrarumque manuum et pedum digiti linea tan- gentur. Non minus quemadmodum schema rotundationis in corpore efficitur, item quadrata designatio in eo inuenietur; nam si a pedibus imis ad summum caput mensum erit eaque mensura relata fuerit ad manus pansas, inuenie- tur eadem latitudo uti altitudo, quemadmodum areae, quae ad normam sunt quadratae. [2. La nature a en effet ordonné le corps humain selon les normes suivantes: le visage, depuis le menton jusqu’au sommet du front et à la racine des cheveux, vaut le dixième de sa hauteur, de même que la main ouverte, depuis l’articulation du poignet jusqu’à l’extrémité du majeur; la tête, depuis le menton jusqu’au sommet du crâne, vaut un huitième; du sommet de la poitrine mesuré à la base du cou jusqu’à la racine des cheveux on compte un sixième; du milieu de la poitrine au sommet du crâne, un quart. Quant au visage, le tiers de sa hauteur se mesure de la base du menton à la base du nez; le nez, de la base des narines jusqu’au milieu de la ligne des sourcils, en vaut autant; de cette limite jusqu’à la racine des cheveux on définit le front, qui constitue ainsi le troisième tiers. Le pied corres- pond à un sixième de la hauteur du corps, l’avant-bras à un quart, ainsi que la poitrine. Les autres membres ont également des proportions spécifiques, qui les rendent commensurables entre eux. C’est en y recourant que les peintres et sculpteurs illustres d’autrefois ont eux aussi acquis à jamais une immense renommée.] [3. De la même façon, les composantes des édi- fices sacrés doivent présenter dans chacun de 16 leurs détails une concordance proportionnelle parfaitement adéquate à la somme générale de leurs mensurations globales. Le centre du corps humain est en outre par nature le nombril; de ce fait, si l’on couche un homme sur le dos, mains et jambes écartées, et qu’on pointe un compas sur son nombril, on touchera tangentiellement, en décrivant un cercle, l’extrémité des doigts de ses deux mains et de ses orteils. Mais ce n’est pas tout: de même que la figure de la circonférence se réalise dans le corps, de même on y découvri- ra le schéma du carré. Si en effet mesure est prise d’un homme depuis la plante des pieds jus- qu’au sommet de la tête et qu’on reporte cette mesure sur la ligne définie par ses mains ten- dues, la largeur se trouvera être égale à la hau- teur, comme sur les aires carrées à l’équerre.]5 On voit bien en vertu de quelle logique une telle notice prend place en tête du livre sur les temples ioniques, lequel ouvre lui-même la série des volumina sur l’art de bâtir et rassemble les concepts fondateurs de cette activité. L’ambition du De architectura, qui se conçoit d’abord comme un corpus normatif, est, en termes géné- raux, d’établir une typologie monumentale, arti- culée selon les règles de la diairésis aristotéli- cienne. Mais, indépendamment de ces finalités taxonomiques et, si l’on peut dire, entomolo- giques, l’entreprise théorique se fonde sur une quête quasi désespérée de la cohérence univer- selle, qui implique l’émergence de quelques principes permanents6. A vrai dire l’unique “invariant spécifique” du traité est celui de la symmetria, au sens aristotélicien, c’est-à-dire de l’harmonie mathématique qui s’établit entre tous les membres d’un édifice et entre eux- mêmes et la totalité à laquelle ils appartiennent, à partir de proportions simples; en d’autres termes toutes les mesures d’une construction doivent être des multiples ou des sous-multiples d’un module de base, qui ne correspond pas à une mesure couramment utilisée, mais a été conçu en fonction d’un projet spécifique. La symmetria est donc la clé de l’unité organique de l’art du bâtisseur: transformant l’aedificatio en un système rationnel, elle permet un saut qualitatif décisif, du moins en théorie7. Or l’axiologie qui sous-tend cette conception d’un logos unificateur est inséparable d’une exi- gence de légitimité ou, pour parler comme Vitruve, de veritas. La légitimité du recours à la symmetria tient au caractère prétendument “naturel” de celle-ci: les relations proportion- nelles qui doivent régir toute œuvre ne relèvent pas de l’arbitraire d’un créateur isolé, mais répondent à la loi immanente de la nature elle- même. La preuve en est que le corps humain est organisé selon les mêmes principes. Nous sommes là en présence d’une véritable intrusion 13|2001 Annali di architettura Rivista del Centro internazionale di Studi di Architettura Andrea Palladio di Vicenza www.cisapalladio.org On mesure à partir de cette dernière obser- vation la vanité du caractère “naturel” de l’homo bene figuratus. Comme il arrive souvent chez Vitruve, la rigueur théorique apparente du pro- pos s’accommode de contradictions internes qui, pour peu qu’on regarde les choses de près, brouillent les présupposés et les intentions. Mais au bout du compte, la dynamique de ce monta- ge, plus hétéroclite qu’il n’y paraît d’abord, demeure efficace. Il a été prouvé depuis longtemps que l’origi- ne du modèle est artistique, et remonte pour l’essentiel au maître de la sculpture classique, Polyclète13. L’aplatissement de la silhouette n’ex- clut pas un recours aux schémas de la grande sta- tuaire; contaminant des relations d’origines diverses autour du “canon” polyclétéen, Vitruve s’efforce de “racheter”, au prix d’approximations plus ou moins heureuses, les valeurs irration- nelles introduites par le créateur grec. Le cas des subdivisions du visage est signifi- catif. Reprenant dans une étude systématique les mensurations du Doryphore de Naples, la copie romaine certainement la plus fidèle de la statue où Polyclète avait mis en œuvre son ordonnance “canonique”, R. T obin a montré naguère que deux mesures voisines y étaient toujours liées par la relation dite uploads/Litterature/ la-geometrie-platonicienne-pdf 1 .pdf
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- Publié le Mar 17, 2021
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