1 De Rousseau à Annie Ernaux : mobiles, modèles et mutations de l’autobiographi
1 De Rousseau à Annie Ernaux : mobiles, modèles et mutations de l’autobiographie « AUTOPORTRAIT. (1928). Portrait d’un dessinateur, d’un peintre exécuté par lui-même. Autoportraits de Rembrandt, de Van Gogh » (définition et exemples du Petit Robert). Dans le cours de cet article, les théoriques distinctions génériques (entre les mémoires, l’autoportrait proprement dit1, l’autobiographie, le roman autobiographique, l’autofiction…), sans pertinence pour mon propos qui interroge surtout les présupposés, les mobiles, les modèles et les mutations de l’autobiographie, ne seront pas prises en compte. Je considérerai, sans plus de raffinements et subtils distinguos méthodologiques, que toute « peinture » (dans le sens où Montaigne écrit : « car c’est moi que je peins ») d’un écrivain par lui-même relève de l’autoportrait. Il n’y a pas d’autoportrait « en soi », pour rien. Tout exposition de soi requiert l’attention et l’approbation du lecteur, toute autobiographie est peu ou prou hagiographie2, et tout récit d’une histoire de vie dépend d’intérêts personnels profonds et de modèles discursifs et cognitifs qui commandent la forme choisie, les motifs retenus, l’image que l’on veut donner de soi (et des siens). L’Age d’homme est moins un « autoportrait » de Michel Leiris qu’un récit placé tout entier dans l’orbite du contrat initial exposé dans « De la littérature considérée comme une tauromachie » (1945), texte dont procède toute l’entreprise, texte qui lui donne son sens. C’est un souci de vérité, c’est la volonté de « mettre son cœur à nu » qui donne la clef du portrait de M. Leiris dans L’Âge d’homme. Autres mobiles, autres portraits, et autres modèles de vie aussi. L’être et le temps Je naquis au Havre un vingt et un février en mil neuf cent et trois. Ma mère était mercière et mon père mercier : ils trépignaient de joie. (R. Queneau, Chêne et chien) Pour la très grande majorité des autobiographies, le choix de l’ordre des séquences ne se pose pas parce qu’il va de soi, parce que les implications de l’ordre chronologique ne sont guère interrogées3, ce qui fait que pratiquement tous ceux qui racontent leur vie empruntent le même chemin, la même grande route : on commence par le commencement, par la naissance, et on fait défiler les jours, les anniversaires, et les événements qui se logent naturellement dans « les cadres sociaux de la mémoire » (M. Halbwachs). Exemple 1 «L’autobiographie est avant tout un récit, qui suit dans le temps l’histoire d’un individu, alors que l’essai ou l’autoportrait (par exemple La Difficulté d’être, 1947, de Jean Cocteau) sont avant tout des tentatives de synthèse, dans lesquelles le texte s’ordonne logiquement, selon une série de points de vue, ou selon les étapes d’une analyse, et non pas chronologiquement » (Ph. Lejeune, L’autobiographie en France, Ar. Colin, 1988, p. 23). 2 « Nul ne peut écrire la vie d’un homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa véritable vie n’est connue que de lui ; mais en l’écrivant il la déguise ; sous le nom de sa vie, il fait son apologie ; il se montre comme il veut être vu, non point du tout comme il est » (Rousseau, « Ebauches des Confessions », dans Œuvres complètes, t. I, Gallimard, Pléiade, 1959, p. 1149). 3 « Quel ordre suivre, pour raconter sa vie ? Cette question est presque toujours éludée, résolue d’avance, comme si elle ne se posait pas. Sur dix autobiographies, neuf commenceront fatalement au récit d’enfance, et suivront ensuite ce qu’on appelle "l’ordre chronologique" » (Ph. Lejeune, Le pacte autobiographique, Seuil, coll. « Points », 1996, p. 197). 2 idéaltypique, l’autobiographie inachevée de B. Constant (rédigée en 1811, publiée en 1907 sous le titre : Le Cahier rouge, alors que le titre retenu par l’auteur était tout simplement Ma vie) qui se présente ainsi : Je suis né le 25 octobre 1767, à Lausanne, en Suisse, d’Henriette de Chandieu (…) et de Juste Constant de Rebecque (…), colonel dans un régiment suisse. Ma mère mourut en couches, huit jours après ma naissance. 1772 — Le premier gouverneur dont j’aie conservé un souvenir un peu distinct fut un Allemand nommé Stroelin, qui me rouait de coups (….). 1774-1776 — J’en avais sept [ans] quand mon père m’emmena à Bruxelles… 1776-1777 — Mon père qui, de temps en temps, venait me voir, rencontra…4 De la naissance jusqu’au moment de la narration, c’est le temps qui balise la vie, c’est la succession des années qui règle le cours du récit. Les premières biographies, les plus répandues, furent celles consacrées aux grands personnages historiques, aux héros, aux saints. L’hagiographique vie des martyrs est toujours courte, réduite à sa plus simple expression puisque, par définition, la vie du martyr se résume à sa mort, est défini par le mode de son supplice, qui est sa signature dans la mémoire et l’iconographie (la croix en X de saint André, les nombreuses flèches qui tuent saint Sébastien…). De sainte Blandine, par exemple, le récit ne connaît que les dernières heures, comme en fait foi sa « biographie » dans n’importe quelle encyclopédie. Voilà ce que dit d’elle Encarta : Blandine, sainte (morte en 177), martyre lyonnaise. Jeune captive chrétienne, Blandine refuse de renier sa foi lors des persécutions menées à Lyon en 177 par l’empereur romain Marc Aurèle. Exposée au gril, enfermée dans un filet de rétiaire et jetée au milieu de l’arène, elle meurt déchiquetée et piétinée par un taureau. Le récit de vie (et non de mort), tel que l’a pratiquement instauré saint Augustin, épouse l’ordre calendaire puisque les Confessions ont besoin de la scansion marquée par un avant et un après. La conversion est la date clef, la rupture qui explique le projet, qui justifie le récit. Tel j’étais, tel je ne suis plus, et voici l’histoire qui rend compte de cette transformation. Le dessein religieux implique la chronologie. Très différent est le projet de Montaigne, qui ne se présente nullement comme un modèle, et qui n’a aucune fin exemplaire à conter : « C’est icy un livre de bonne foi, lecteur. Il t’advertit dès l’entrée, que je n’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée5 ». L’auteur des Essais révèle sans grand ordre des facettes de son moi sans que le temps joue un rôle essentiel ; la « peinture » (« car c’est moi que je peins ») n’est pas incluse dans une frise temporelle. De là un autoportrait étoilé, éclaté (il faut chercher Montaigne partout dans les Essais, et on le trouve là où on ne l’attend guère, au détour de tel développement digressif) qui ne suit pas l’ordre des mémoires aristocratiques qui, eux, inscrivent le moi dans le linéaire temps calendaire. Parce que sa vie doit plaider sa cause, être la meilleure garantie de sa bonté et vérité (« Je dirai hautement : voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus »), comme saint Augustin, Rousseau choisit de raconter son existence depuis le début ( « Je suis né à Genève en 1712… »), sans rien omettre (« J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais… ») afin d’obtenir l’absolution des lecteurs juges. C’est tacitement présupposer que le passage des jours découvre l’être, que la chronologie livre la clé du moi profond, que la vérité sort des travaux et des jours, de la vie. Mais est-ce ainsi que les hommes 4 B. Constant, Le Cahier rouge, dans Adolphe. Le Cahier rouge. Cécile, Gallimard, “folio classique”, 1998, p. 125-126. 5 Essais, Au lecteur, éd. de M. Rat et A. Thibaudet, Gallimard, Pléiade, 1962, p. 9. 3 vivent ? Est-ce ainsi qu’ils se racontent ? Que met-on dans une vie ? Que raconter ? Qu’est-ce qui, dans une existence, fait événement, mérite conservation ? Biographie et point de vue nécrologique Il pleut à verse. Je me souviens que Jules Janin me disait : « Ah ! quel bel article nous ferions sur vous si vous étiez mort ! » Afin d’échapper aux phrases, j’ai la fantaisie de faire moi-même cet article. Ne lisez ceci qu’après la mort de… (Stendhal, 1837) Le récit de vie minimal, c’est l’épitaphe : Henri Beyle. 1783-1842. Dès lors que l’on veut étoffer un constat (rétrospectif, posthume) aussi lapidaire, se pose la question de ce qui vaut d’être gravé dans le marbre. Pour sa part, Stendhal, qui a beaucoup réfléchi sur la manière dont on écrit les « Vies » (avant d’écrire ses souvenirs, de revenir sur sa propre vie — Souvenirs d’égotisme et Vie de Henry Brulard —, Dominique a écrit une Vie de Napoléon, une Vie de Rossini, et, dans l’Histoire de la peinture en Italie, les vies de Michel-Ange et Léonard de Vinci6), estimait que sa life devait être résumée non par les grandes dates et époques de son parcours social, mais par ses amours (« Cimarosa, Mozart et Shakespeare7 »). Dans la dernière de ses « notices autobiographiques » (datée de 1937), il met le point final en donnant le texte (et le dessin) de son uploads/Litterature/ de-rousseau-a-annie-ernaux-mobiles-modeles-et-mutations-de-l-x27-autobiographie.pdf
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- Publié le Sep 08, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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