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NOM : .............................................. Prénom : .............................................. Français automne 2013 Mathieu Roduit Tzvetan TODOROV, « Chapitre II : Définition du fantastique », in Introduction à la littérature fantastique, 1970, pp. 28 à 45. Première définition du fantastique. — L’avis des pré- décesseurs. — Le fantastique dans le Manuscrit trou- vé Saragosse. — Seconde définition du fantastique, plus explicite et plus précise. — Autres définitions, écartées. — Un exemple singulier du fantastique : Au- 5 rélia de Nerval. Alvare, le personnage principal du livre de Cazotte, le Diable amoureux, vit depuis des mois avec un être, de sexe féminin, qu’il croit être un mauvais esprit : le diable ou l’un de ses subor- donnés. La façon dont cet être est apparu indique clairement qu’il est un représentant de l’autre monde ; mais son comportement spécifiquement humain (et, plus encore, féminin), les bles- 10 sures réelles qu’il reçoit semblent, au contraire, prouver qu’il s’agit simplement d’une femme, et d’une femme qui aime. Lorsque Alvare lui demande d’où elle vient, Biondetta répond : « Je suis Sylphide d’origine, et une des plus considérables entre elles […] » (p. 198). Mais, les Syl- phides existent-elles ? « Je ne concevais rien de ce que j’entendais, continue Alvare. Mais qu’y avait-il de concevable dans mon aventure ? Tout ceci me parait un songe, me disais-je ; mais la 15 vie humaine est-elle autre chose ? Je rêve plus extraordinairement qu’un autre, et voilà tout. […] Où est le possible ? Où est l’impossible ? » (p. 200-201). Ainsi Alvare hésite, se demande (et le lecteur avec lui) si ce qui lui arrive est vrai, si ce qui l’entoure est bien réalité (et alors les Sylphides existent) ou bien s’il s’agit simplement d’une il- lusion, qui ici Freud la forme du rêve. Alvare est amené plus tard à coucher avec cette même 20 femme qui peut-être est le diable ; et, effrayé par cette idée, il s’interroge à nouveau : « Ai-je dormi ? serais-je assez heureux pour que tout n’eût été qu’un songe ? » (p. 274). Sa mère pensera de même : « Vous avez rêvé cette ferme et tous ses habitants » (p. 281). L’ambigüité se maintient jusqu’a la fin de l’aventure : réalité où rêve ? vérité ou illusion ? Ainsi se trouve-t-on amené au cœur du fantastique. Dans un monde qui est bien le nôtre, ce- 25 lui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un évènement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’évènement doit op- ter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un pro- duit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’évènement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par 30 des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre ra- 2 rement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre ré- ponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le 35 fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui me connait que les lois naturelles, face à un évènement en apparence surnaturel. Le concept de fantastique se définit donc par rapport à ceux de réel et d’imaginaire : et ces derniers méritent plus qu’une simple mention. Mais nous en réservons la discussion pour le dernier chapitre de cette étude. 40 Une telle définition est-elle au moins originale ? On peut la trouver, bien que formulée diffé- remment, dès le XIXe siècle. D’abord, chez le philosophe et mystique russe Vladimir Soloviov : « Dans le véritable fantas- tique, on garde toujours la possibilité extérieure et formelle dune explication simple des phé- nomènes, mais en même temps cette explication est complètement privée de probabilité in- 45 terne » (cité par Tomachevski, p. 288). Il y a un phénomène étrange qu’on peut expliquer de deux manières, par des types de causes naturelles et surnaturelles. La possibilité d’hésiter entre les deux crée l’effet fantastique. Quelques années plus tard, un auteur anglais spécialisé dans les histoires de fantômes, Mon- tague Rhodes James, reprend presque les mêmes termes : « Il est parfois nécessaire d’avoir une 50 porte de sortie pour une explication naturelle, mais je devrais ajouter : que cette porte soit assez étroite pour qu’on ne puisse pas s’en servir » (p. vi). À nouveau donc, deux solutions sont pos- sibles. Voici encore un exemple allemand et plus récent : « Le héros sent continuellement et dis- tinctement la contradiction entre les deux mondes, celui du réel et celui du fantastique, et lui- 55 même est étonné devant les choses extraordinaires qui l’entourent » (Olga Reimann). On pour- rait allonger cette liste indéfiniment. Notons toutefois une différence entre les deux premières définitions et la troisième : là, c’est au lecteur d’hésiter entre les deux possibilités, ici, au per- sonnage ; nous y reviendrons bientôt. Il faut remarquer encore que les définitions du fantastique qu’on trouve en France dans des 60 écrits récents, si elles ne sont pas identiques a la nôtre, ne la contredisent pas non plus. Sans nous attarder trop, nous donnerons quelques exemples puisés dans les textes « canoniques ». Castex écrit dans le Conte fantastique en France : « Le fantastique […] se caractérise […] par une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle » (p. 8). Louis Vax, dans l’Art et la Lit- térature fantastiques : « Le récit fantastique […] aime nous présenter, habitant le monde réel où 65 nous sommes, des hommes comme nous, placés soudainement en présence de l’inexplicable » (p. 5). Roger Caillois, dans Au cœur du fantastique : « Tout le fantastique est rupture de l’ordre re- connu, irruption de l’inadmissible an sein de l’inaltérable légalité quotidienne » (p. 161). On le voit, ces trois définitions sont, intentionnellement ou non, des paraphrases l’une de l’autre : il y a chaque fois le « mystère », l’ « inexplicable », l’ « inadmissible », qui s’introduit dans la « vie ré- 70 elle », ou le « monde réel », ou encore dans « l’inaltérable légalité quotidienne » . Ces définitions se trouvent globalement incluses dans celle que proposaient les premiers au- teurs cités et qui déjà impliquait l’existence d’évènements de deux ordres, ceux du monde naturel et ceux du monde surnaturel ; mais la définition de Soloviov, James, etc., signalait en outre la pos- sibilité de fournir deux explications de l’évènement surnaturel et, par conséquent, le fait que 75 quelqu’un dût choisir entre elles. Elle était donc plus suggestive, plus riche ; celle que nous avons donnée nous-mêmes en est dérivée. Elle met de surcroit l’accent sur le caractère différentiel du fan- tastique (comme ligne de partage entre l’étrange et le merveilleux), au lieu d’en faire une substance (comme font Castex, Caillois, etc.). D’une manière plus générale, il faut dire qu’un genre se définit toujours par rapport aux genres qui lui sont voisins. 80 Mais la définition manque encore de netteté et c’est ici que nous devons aller plus avant que nos prédécesseurs. On a noté déjà qu’il n’était pas clairement dit si c’était au lecteur ou au person- 3 nage d’hésiter ; ni quelles étaient les nuances de l’hésitation. Le Diable amoureux offre une matière trop pauvre pour une analyse plus poussée : l’hésitation, le doute ne nous y préoccupent qu’un ins- tant. On fera donc appel à un autre livre, écrit quelque vingt ans plus tard, et qui nous permettra 85 de poser davantage de questions ; un livre qui inaugure magistrale ment l’époque du récit fantas- tique : le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki. Une série d’évènements nous est d’abord relatée, dont aucun pris isolément ne contredit aux lois de la nature telles que l’expérience nous a appris à les connaitre ; mais leur accumulation déjà fait problème. Alphonse van Worden, héros et narrateur du livre, traverse les montagnes 90 de la Sierra Morena. Soudain, son « zagal » Moschito disparait ; quelques heures plus tard, dis- parait aussi le valet Lopez. Les habitants du pays affirment que la région est hantée par des re- venants : deux bandits, récemment pendus. Alphonse arrive à une auberge abandonnée et se dispose à dormir ; mais au premier coup de minuit, « une belle régresse demi-nue, et tenant un flambeau dans chaque main » (p. 56) entre dans sa chambre et l’invite à la suivre. Elle le mène 95 jusqu’à une salle souterraine où le reçoivent deux jeunes sœurs, belles et légèrement vêtues. Elles lui offrent à manger, à boire. Alphonse éprouve des sensations étranges et un doute nait en son esprit : « Je ne savais plus si j’étais avec des femmes ou avec d’insidieux succubes » (p. uploads/Litterature/ definition-fantastique-par-todorov.pdf

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