R E V U E DE P H I L O L O G I E DE LITTÉRATURE ET D’HISTOIRE ANCIENNES TOME 90
R E V U E DE P H I L O L O G I E DE LITTÉRATURE ET D’HISTOIRE ANCIENNES TOME 90 2016 FASCICULE 2 KLINCKSIECK REVUE DE PHILOLOGIE DE LITTÉRATURE ET D’HISTOIRE ANCIENNES TROISIÈME SÉRIE PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE Ph. HOFFMANN DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES ET Ph. MOREAU PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE PARIS EST CRÉTEIL ANNÉE ET TOME XC FASC. 2 (151e de la collection) PARIS KLINCKSIECK Retrouvez les sommaires de la Revue de philologie et les nouveautés Klincksieck sur www.klincksieck.com ISBN 978-2-252-04134-5 © Klincksieck, 2018 Composition et mise en pages : Flexedo (info@flexedo.com) Rev. de philologie, 2016, XC, 2. RÉFÉRENCE ET CORPUS DANS LES PRATIQUES DE COMMENTAIRE. LES EMPLOIS DE HISTORIA Le terme historia connaît des usages multiples en grec, tout comme dans nombre de langues modernes, et a été en particulier étudié en lien avec la pratique historiographique. L’usage du terme par Hérodote dès sa première phrase pour désigner une partie de son activité en lien avec son nom 1, puis la désignation d’Hérodote lui-même comme pater historiae par Cicéron 2, ont favorisé le développement d’une vaste bibliographie qui associe historia et développement du récit historique 3. Nous voulons ici restreindre l’étude de historia à un usage très particulier, même si la coupure avec les pratiques de l’historien antique ne saurait bien évidemment être absolue. Il s’agit d’un emploi, caractéristique des pratiques exégétiques, où historia désigne un récit, comme l’indique le recours à une formule du type ἡ ἱστορία τοιαύτη : il est clair qu’il n’est pas question « d’enquête », de « recherches » ou « d’histoire », mais d’un énoncé. Dans de nombreux cas, celui-ci peut être rattaché à un auteur, par le biais d’une formule que l’on trouve sous deux formes, ἡ ἱστορία παρὰ + <nom d’auteur au datif>, ou ἱστορεῖ + <nom d’auteur au nominatif>. Un exemple caractéristique se trouve dans les scholies à Pindare, en com- mentaire aux vers de la IVe Olympique (19-27 Snell & Maehler) 4, où le poète développe une sentence à valeur éthique 5 par la mention d’un épisode où un « fils de Clyménos » se sauva d’un affront devant des « femmes Lemniennes » et se défendit en outre par un discours rapide devant Hypsipyle, dûment nommée. Le scholiaste 6 aménage le texte de Pindare en le transposant en prose, bien sûr, supprime tout discours direct, renverse l’ordre de mention des personnages, pour éviter prolepses et renvois, et place la sentence éthique en conclusion : ce faisant, il clarifie la situation évoquée par le poète en expliquant Pindare par lui-même, suivant la célèbre formule attribuée à Aristarque pour Homère. Le récit qu’il produit est une quasi-traduction, qui reprend des termes clés de la IVe Olympique sous une forme légèrement adaptée (διάπειρα / πεῖρα). Et le scholiaste amène également des informations extérieures au texte pindarique, 1. Hérod. 1.1. 2. De legibus, 1.5. Le titre, pour honorifique qu’il soit, accompagne cependant une restriction qui met Hérodote dans la compagnie douteuse de Théopompe. 3. Voir, pour le seul domaine francophone, les travaux de Fr. Hartog et de C. Darbo-Pechanski. 4. Voir Vassilaki 2015 pour d’autres exemples. 5. « l’épreuve est la pierre de touche des êtres humains » (διάπειρά τοι βροτῶν ἔλεγχος). 6. Schol. BCDEQ Pind., Olymp. 4.32c. CHARLES DELATTRE 90 car il explicite les circonstances dans lesquelles se déroulent les événements rapportés par le poète, et identifie les personnages avec précision : le fils de Clyménos, que Pindare ne nomme nulle part, reçoit le nom d’Erginos dans le scholion. Ainsi est formé un récit unifié, ici placé sous l’autorité d’un narrateur omniscient et impersonnel. Ce récit est, qui plus est, défini par le terme historia qui l’introduit : la formule employée par le scholiaste, ἡ δὲ ἱστορία τοιαύτη, n’identifie pas un auteur précis qui serait à l’origine de ce récit, soit parce que cette historia issue du cycle des Argonautes constitue un épisode bien connu, soit (et ce n’est pas incompatible) parce que l’historia dérive de Pindare lui-même dans l’esprit du scholiaste. La dernière phrase du scholion, qui introduit la reformulation de la sentence éthique, souligne, en effet, le rôle du poète dans l’agencement de l’épisode et le lien qu’il établit entre cet épisode et la maxime qu’il a énoncée. L’exemple correspond bien à la défi- nition donnée par E. Dickey pour historia en contexte exégétique : il s’agit « d’un récit ou d’une information auquel un poète fait allusion et qui exige une explication » 7. Cependant le scholion montre une ambiguïté que la défi- nition donnée par E. Dickey ne relève pas : qui produit exactement ce récit ? L’historia existe-t-elle dans les mémoires et les consciences, comme désincar- née, dans une tradition d’où le commentateur la tire déjà toute prête ? Si c’est le cas, comment la connaît-il lui-même précisément ? La transpose-t-il ou l’adapte-t-il ? Et si l’historia fournie par le scholiaste explique les allusions du poète, qui est l’auteur de cette histoire ? Est-ce le commentateur, qui rédige à proprement parler le récit, ou le poète, dont il s’inspire et dont il reprend le cadre général ? Pour résoudre cette ambiguïté, nous prenons le parti dans cet article de dénier toute pertinence aux notions de tradition et de mémoire partagée, étant donné le flou qu’elles laissent planer sur les opérations précises de construction narrative que nous voulons étudier. Puisque nous constatons l’absence, dans le commentaire du scholiaste, d’un énoncé où la tradition serait revendiquée comme posture, comme vernis archaïsant pour qualifier des pratiques d’origine récente 8, nous éviterons ce terme et ceux qui lui sont associés. Pour cette même raison, nous ne suivrons pas la démarche ni les conclusions d’E. Vassilaki, qui s’attache dans un article récent à la même notion d’historia en contexte exégétique, mais adopte pour le mythe une définition proche de celle de la tradition 9. L’intérêt de redéfinir le champ d’application d’historia tient aussi à l’usage qui en a été fait par les modernes. Étant donné que l’on trouve la formule 7. Dickey 2007, p. 241 : « a story or piece of information alluded to by a poet that requires explanation ». 8. Voir Lenclud 1994, à la suite de Hobsbawm & Ranger 1983. 9. Vassilaki 2015, p. 100 identifie l’historia comme « une narration relevant du champ de la mythologie », une « version courante, canonique d’un mythe précis, de la tradition mythologique, de l’arrière-plan légendaire ». RÉFÉRENCE ET CORPUS DANS LES PRATIQUES DE COMMENTAIRES 91 ἡ ἱστορία παρὰ X / ἱστορεῖ X à la fois dans les scholies des manuscrits médié- vaux, en marge ou dans l’énoncé de traités mythographiques (en particulier ceux transmis par le Palatinus gr. 398) ainsi que dans des papyri exégétiques 10, on a pensé qu’elle était l’indice de la consultation de textes aujourd’hui dispa- rus et qu’elle autorisait la reconstitution de corpus entiers, attribuables à des auteurs comme Boios ou Nicandre 11, mais aussi Phérécyde 12, Hésiode 13, etc. Or on sait combien les incertitudes sont nombreuses dans ces tentatives pour restituer des sources disparues, en raison des imprécisions dans les références, des conflations entre plusieurs auteurs mentionnés, des difficultés à distin- guer entre citation exacte, résumé, reformulation, voire détournement 14, sans compter des difficultés propres à certains énoncés que l’on peut soupçonner d’inauthenticité, voire de forgerie 15. Pour éviter les pièges posés par la recherche frénétique des sources possibles, nous veillerons à examiner non seulement l’énoncé, mais ses fonctions, en les mettant en relation avec les définitions que certains auteurs ont pu donner d’historia. Nous utiliserons en particulier Théon, quoique ce dernier ne pro- pose pas de définition explicite pour ce terme, à la différence de muthos ou de diègèma qui sont à la fois théorisés et caractérisés par des exemples. Certaines de ses remarques cependant permettent de construire une définition d’historia qui existe à l’arrière-plan et qui corrobore les usages que nous observerons dans les scholies et le corpus antique de commentaires. Qui plus est, Théon présente l’intérêt de proposer un traité cohérent, à la fois similaire à ceux du ps. Hermogène et d’Aphthonios, et en même temps singulier. Il nous donne donc l’occasion d’examiner comment historia a pu être pensée à la fois dans le cadre général de la rhétorique antique et chez un auteur en particulier. Nous espérons ainsi parvenir à une redéfinition, sinon d’historia elle-même, du moins de ses usages, au croisement de différentes questions ou champs disciplinaires qui impliquent les méthodes de citation et de référencement dans les énoncés antiques, les techniques d’indexation, la définition d’une auctorialité dans les pratiques de commentaire, ainsi que la reconstruction par les modernes de corpus antiques attribuable à un auteur. 10. P.Mich., inv. 1447 ; voir infra. 11. Voir Powell 1925, p. 24 ; Schneider 1856, p. 42-43. 12. Fr 10 ; 11 ; 13 Fowler ; etc. 13. Fr 33 ; 62 ; 140 Merkelbach & West ; etc. 14. On sait combien ces critiques adressées à la Quellenforschung ont été renouvelées ces dernières années en particulier dans le champ historiographique uploads/Litterature/ delattre-2018-re-fe-rence-et-corpus-dans-les-pratiques-de-commentaire-les-emplois-de-historia.pdf
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- Publié le Fev 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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