La littérature et son espace de vie Xavier Garnier p. 17-29 Texte Notes Auteur
La littérature et son espace de vie Xavier Garnier p. 17-29 Texte Notes Auteur Texte intégral 1C’est en termes d’espace que je voudrais rendre compte de ce qui est susceptible de donner vie à la littérature. Maurice Blanchot écrit de celle-ci qu’elle doit « avoir lieu ». Elle est menacée d’inexistence si elle ne trouve pas le moyen d’avoir lieu. Cette expression de Blanchot est à prendre dans un double sens : la littérature est de l’ordre de l’événementiel, elle est un phénomène qui se produit ; elle est indissociable d’un espace où un tel événement est en mesure de se produire. Pour que la littérature « ait lieu », il faut qu’un espace soit là pour l’accueillir, que j’appellerai, dans le cadre de cet article, son espace vital. L’espace littéraire serait en quelque sorte la condition de la littérature, il lui permettrait d’émerger de tel ou tel texte et de trouver un lieu. 2Il est toujours possible de nier la littérature, de l’annuler au nom des faits : cela revient à ne lui reconnaître aucun espace. On peut refermer un livre et décider qu’il ne s’est rien passé lors de sa lecture : après tout, une fois le livre refermé, il ne reste que des textes muets, empilés les uns sur les autres. L’événement littéraire est un effet bien fragile, qui ne s’imprime nulle part. Cette part vivante du phénomène littéraire, ce dont nous faisons l’expérience dans notre contact avec les œuvres, ne cesse de fuir l’analyse factuelle. La notion d’espace littéraire est un moyen de lui donner un lieu, de l’installer de façon précaire pour essayer d’en rendre compte. Cet espace littéraire existe aux confins de deux espaces factuels bien connus : l’un est celui du texte, l’autre celui de sa référence. Il sera l’occasion de présenter sous un nouveau jour les relations entre ces espaces factuels. 3D’un côté, il y a l’espace textuel, celui de la coexistence des signes. De l’autre côté, il y a l’espace référentiel, celui que l’on dit chargé de réalité ou de rêves, celui où il se passe des choses dont les signes rassemblés dans le texte pourront rendre compte. C’est l’espace de la coexistence des corps. D’une part, un espace peuplé de caractères froids et juxtaposés, de l’autre, l’espace mouvant de la réalité et de l’imaginaire où les corps et les images s’entrechoquent. C’est en réponse à ce face à face trop simple entre le fixe et le mouvant que nous allons tenter de parler de l’espace littéraire. L’existence de celui-ci serait la condition d’une mise en relation des textes et de la référence, ou mieux de leur intrication. La littérature aurait besoin de cet espace pour exister comme processus vivant et ne pas être rabattue sur l’espace figé du texte. Il s’agit donc de comprendre l’espace littéraire comme lieu de vie pour la littérature, comme lieu où s’opère l’animation du texte, sans quoi celui-ci resterait lettre morte. De l’espace textuel à l’espace littéraire 1 À cette condition seulement il sera possible de comprendre ce qui le différencie de l’espace ciném (...) 4C’est par le biais du texte que l’espace littéraire peut exister, ce qui ne signifie pas que ce dernier est un type d’espace textuel. Tout texte imprimé, de la circulaire administrative au poème mallarméen, a son espace propre, qui n’est, celui-ci, absolument pas métaphorique. C’est de cette surface textuelle obligatoire que je voudrais partir pour réfléchir sur la notion d’espace littéraire1. L’espace textuel est extensif, il est organisé par un scripteur, celui qui est devant la page blanche, et dont on n’a aucune raison de ne pas penser qu’il a toute la maîtrise de l’organisation de son texte. C’est bien le scripteur qui choisit les mots et les ordonne, c’est bien lui qui gère l’espace de son texte. Il s’agit d’un espace stratégique : l’impact d’un texte dépend de la maîtrise de celui qui l’a composé. Parce qu’il occupe un espace, un texte a nécessairement besoin d’être mis en forme. L’art de la communication écrite est un art du traitement de texte, c’est à dire de la gestion de son espace. 5La particularité de cet espace textuel est d’être déjà là : les lettres, les inscriptions, viennent remplir une page blanche disponible. Les taggers écument les villes à la recherche de surfaces vierges (murs, rideaux de fer, carrosseries…) pour appliquer leur texte. Les publicitaires vont jusqu’à implanter des panneaux bifaces au milieu des rues pour y inscrire leurs messages mercantiles. Du point de vue de la surface textuelle, la révolution informatique n’est qu’une amélioration qui prolonge l’invention du livre, qui était déjà une formidable technique de concentration de surfaces textuelles : l’empilement des pages est une mise en volume d’une immense surface. L’écran de l’ordinateur est désormais le support unique sur laquelle viennent défiler toutes les surfaces textuelles. 6Mais il n’est jusqu’ici pas encore question de littérature. L’enjeu de cet article va précisément consister à identifier ce qui différencie l’espace littéraire de l’espace textuel, en montrant comment celuici est donné d’emblée, alors que celui-là est à faire exister. Le parallèle avec les enjeux de l’espace musical pourra être avantageusement fait. Il existe un lien entre la musique et la partition, comme entre la littérature et le texte, mais ce lien n’est pas un lien d’identité. Tout chef d’orchestre sait qu’une partition a besoin d’être défendue : la musique y est présente, mais sous forme de potentiel. Un potentiel enveloppé dans une partition, mais que la lecture peut échouer à faire apparaître. L’espace textuel de la partition n’est pas neutre, il est un défi à relever, une référence pour un espace à naître. Si l’on s’accorde généralement à penser que certains chefs d’orchestre sont de « grands artistes », on peut sans doute en dire autant de certains lecteurs, capable de déployer de brillants espaces littéraires, dans le secret de leur cabinet de lecture. 7Acceptons l’idée que l’espace textuel est la matrice de l’espace littéraire. L’art de la composition de cet espace textuel, c’est-à-dire l’art de la juxtaposition des mots, des phrases et des séquences du texte, fait partie des fondamentaux de l’art de l’écriture. Pour autant, cet espace textuel ainsi composé, ne tient sa légitimité littéraire que de l’espace littéraire qu’il aura réussi à faire naître. Toute la difficulté vient de ce que, à la différence de l’espace textuel qui le sous-tend, cet espace littéraire ne saurait être caractérisé. Il est un effet dont il est possible d’identifier la cause dans l’espace textuel, mais qui ne peut être décrit pour lui-même. La poétique a pour mission de décrire les espaces textuels qui ont pour vocation de provoquer un effet littéraire, mais en aucun cas la description du texte ne permet d’expliquer l’effet littéraire. Mon hypothèse est, à l’inverse, que les grandes ruptures poétiques ou narratologiques sont des retombées textuelles d’un changement de tonalité de l’espace littéraire visé. L’espace de la performance orale 8L’espace littéraire existerait donc comme un défi pour l’espace textuel, ce défi est l’enjeu de la lecture. On voit mal ce que peut être une lecture littéraire sinon un événement. Un texte ne réalise son ambition littéraire que s’il provoque un événement à sa lecture. Cet effet, dont nous parlions à propos de l’espace littéraire, est cet événement même. En termes plus directs, l’espace littéraire est de nature événementielle. C’est un espace lié à une rencontre entre un lecteur et un texte. Tout le problème est de savoir quels sont les textes susceptibles de provoquer des événements de lecture, on se doute bien qu’il ne s’agit pas toujours des textes dont l’ambition explicite est d’être littéraires. Mais dans un premier temps, il nous faut essayer de préciser les caractéristiques de cet espace littéraire événementiel. 2 Récit épique d’Afrique centrale (Gabon, Cameroun). 9Un détour par les problématiques de la littérature orale nous permettra de mieux comprendre la nature du lien entre espaces textuel et littéraire. L’espace littéraire est ouvert par une parole qui ne peut jouer le rôle stabilisateur que l’on attend du texte et dont on voit clairement la nature événementielle à travers la notion de performance. C’est ailleurs, dans la trame narrative, dans la fidélité à une tradition, dans le jeu des contraintes énonciatives qu’il faut chercher les principes de stabilité. Les conteurs, comme tous les acteurs, savent que c’est avec le public présent que l’espace littéraire pourra éventuellement exister. Chaque nouvel énoncé, au cours de la performance, participe de la création de cet espace et est porté par lui. Chaque exclamation d’auditeur, les toux ou les raclements de gorge sont, une fois lancés, happés par l’espace et fondus au bruissement de feuilles dans les arbres. Dans le cadre de la performance orale, l’espace littéraire manifeste sa vertu intégrative. L’impératif imposé en Europe par les Romantiques d’une attention silencieuse aux performances littéraires orales n’est pas nécessairement le signe d’une grande vitalité de l’espace littéraire. Certaines performances, comme les séances de mvett2, chez les Fang du Gabon, créent un espace littéraire assez consistant pour intégrer toute la rumeur du monde. On dit qu’une séance de mvett réussie doit uploads/Litterature/ la-litterature-et-son-espace-de-vie.pdf
Documents similaires










-
33
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1250MB