Luc Lang Délit de fiction La littérature, pourquoi ? Gallimard Luc Lang est rom

Luc Lang Délit de fiction La littérature, pourquoi ? Gallimard Luc Lang est romancier. Il a également publié des nouvelles et des études théoriques sur les arts visuels du XXe et du XXIe siècle. À Jaume Xifra On enferme la littérature dans un monde en soi […] On oublie que la fiction est très précisément ce qui fait du langage ce suprême danger dont Walter Benjamin, après Hölderlin, parle avec effroi et admiration. PAUL RICŒUR Fil d’ombre Printemps 2009, à la galerie du Jeu de Paume, se tient l’exposition de Sophie Ristelhueber, une artiste dont le travail photographique fait enfin l’objet d’une « grande exposition parisienne » : des paysages déserts et souvent dévastés par les guerres (Beyrouth, Yougoslavie, Koweït), qu’elle saisit comme elle photographierait l’épiderme d’un corps. Celui de la Terre. Révélant les plaies, les coupures, les scarifications, les séquelles, les rejets, tels les éclats d’obus dans la chair des victimes. Aucune mise en spectacle de la guerre, cependant. Une extrême retenue visuelle, un profond silence, une pudeur, juste cette sorte d’attention « dermatologique » à l’enveloppe terrestre, qui construit un nouveau regard sur l’après-guerre, une espèce de « fin des paysages », la vision d’une peau abîmée et meurtrie de ce qui est devenu un non-paysage. Or, l’épaule appuyée contre un mur qui abritait une salle de projection, je regardais, de l’entrée, une de ses vidéos quand l’un des gardiens du lieu, silhouette maigre et tendue, visage émacié, grands yeux fixes, sans l’amorce d’un sourire, mû par j’ignore quel élan compassionnel à mon égard, s’approche, me pose la main sur l’avant-bras, et me déclare, sur le ton du médecin penché vers son patient : « Ne vous inquiétez pas, ce n’est que de la fiction ! intégralement… ». Quel signe expressif avait-il lu sur mon visage pour se croire obligé de me porter secours en énonçant un tel diagnostic : « Ne vous inquiétez pas, juste une toux d’irritation… » ? Ce mouvement m’étonnait à deux titres : d’une part, je me sentais particulièrement disponible et heureux devant cette œuvre que je côtoie depuis fort longtemps, et ne devais aucunement afficher j’ignore quelle hébétude hagarde, même si l’univers de l’artiste est, au premier degré, sombre et désespéré, comme le sont, évidemment, la guerre et ses retombées immédiates. D’autre part, il s’agissait d’une exposition de photos et de vidéos. Ce n’étaient pas des dessins ni des peintures, supports de représentations dont on peut toujours questionner le rapport à la « réalité » : invention ? Copie « fidèle » ? Interprétation ? Non, c’étaient des photographies et des vidéos qui sont toujours l’empreinte lumineuse de quelque chose qui fut là, devant l’objectif, insolant et façonnant l’image. Quand, de surcroît, sont inscrits, sur le cartel, la date et le lieu de la prise de vue, qui désignent des espaces-temps contemporains (Liban, Yougoslavie, Koweït…), ces moments d’immédiates après-guerre où l’on découvre, poussières et fumées à peine dissipées, l’ampleur des champs de ruines, on n’est assurément pas devant des images qui évoquent l’idée de… fiction. Le contrat de visibilité instauré ici est, à cet égard, parfaitement clair. Au-delà du caractère inopiné et intempestif de l’intervention de ce gardien de l’ordre muséal qui, peut-être, m’avouait là sa propre angoisse d’être confronté, du matin au soir, à une espèce d’insupportable réalité, mon étonnement portait sur l’usage du mot « fiction », qui semblait, en ses paroles, comme un remède, un antidote, puisqu’il lui suffisait de reléguer ce qu’il voyait dans le champ de la fiction pour qu’aussitôt l’œuvre de l’artiste en soit neutralisée dans ses effets. Le mot « fiction » serait ainsi le gri-gri, la force d’exorcisme, la croix de Jésus et l’eau bénite, le mot clé d’un maraboutage, qui ôterait toute légitimité à un quelconque événement artistique ou non, lui interdisant toute prise de sens et de parole dans le champ de la « réalité ». Cette anecdote — je pourrais en raconter d’autres — m’apparaît comme le juste symptôme d’un envahissement du mot « fiction » dans notre quotidien, qui porte manifestement sur des registres très divers, et sur tous les médiums, indistinctement, qu’ils soient de présentation (photos, vidéos), de représentation (peinture, dessin, gravure), ou de signification (littérature)1. L ’un des pendants constitutifs de l’inflation du mot « fiction » comme force disqualifiante est l’apparition tout aussi systématique de phrases d’ouverture à des films ou à des romans : adapté, tiré de, inspiré d’une histoire vraie. Comme s’il fallait compenser l’effet dévastateur du mot « fiction » par un : je sais bien, c’est de la fiction, mais quand même, c’est fondé sur de la réalité… comme si le syntagme « histoire vraie » n’était pas déjà en soi un énoncé contradictoire et paradoxal : « Sans quitter l’expérience quotidienne, ne sommes-nous pas inclinés à voir dans tel enchaînement d’épisodes de notre vie des histoires “non (encore) racontées”, des histoires qui demandent à être racontées, des histoires qui offrent des points d’ancrage au récit ? Je n’ignore pas combien est incongrue l’expression “histoire non (encore) racontée”. Les histoires ne sont- elles pas racontées par définition ? Cela n’est pas discutable si nous parlons d’histoires effectives », note Ricœur2. Et c’est bien dans l’acte de raconter qui est à la fois un travail de ressaisie, de transposition et de configuration du matériau vécu que se constitue l’histoire. Dès lors, ce qui est vrai dans une « histoire vraie », c’est avant tout « l’histoire » comme acte narratif. Ainsi, l’inflation de ce mot « fiction » dans son acception la plus contemporaine et la plus pauvre, c’est-à-dire comme une ligne de partage entre le vrai et le faux, sème la confusion en toute chose, particulièrement dans l’espace littéraire qui m’occupe ici, personnellement, et dans celui des images qui feront l’objet d’une étude ultérieure. Je reviens à l’invasion du mot « fiction » qu’il faut volontiers prononcer avec l’accent anglais ou américain. Dans le monde anglo-saxon, ce mot est si puissant qu’il structure et organise l’espace des librairies et des bibliothèques publiques. Il hiérarchise les territoires livresques, il trace une ligne unique, infranchissable et frontière entre ce qui est désigné comme « fiction » d’un côté : romans, nouvelles, poésie… et « non- fiction » de l’autre, ce que nous appelons chez nous l’ensemble des « ouvrages sérieux » : essais de toutes sortes, médicaux, culinaires, politiques, ouvrages scientifiques, sciences humaines, etc. Et, quand on apprend que vous êtes écrivain, tombe la question fatale : fiction ou non-fiction ? Invariablement, je réponds que j’écris des romans ou que je suis romancier, le terme existe aussi en anglais, novelist, mais la puissance discriminante qui est là au travail, et qui produit un partage régressif et archaïque pour la pensée entre ce qui est faux et ce qui est vrai, demeure proprement irrésistible, au point qu’en France où la tradition théorique et critique a toujours réfléchi la littérature en termes de genre, celle-ci se trouve bousculée par cette nouvelle et très ancienne pensée de la référence et de la Vérité. Ne rencontre-t-on pas des doctorants en linguistique, à Paris, qui s’attachent, à la suite de leur lecture des « textualistes » comme Käte Hamburger ou Dorrit Cohn, à tenter de dessiner l’anatomie des signes textuels qui autoriserait, à coup sûr, de repérer, à la lecture d’un texte narratif, si l’on a affaire à de la fiction ou à de la non-fiction… Une espèce de théorie cellulaire, quasi génétique, du tissu textuel, qui offrirait enfin la possibilité d’avoir toujours sur soi un fascicule de La Vérité mode d’emploi, afin de percer la nature illusoire ou réelle dont procède ce qui se présente à notre lecture. Quelle épistémè est au travail ? Quel projet théorique plus général anime ainsi ces doctorants ? Ce qui est avéré, c’est l’usage courant fait aujourd’hui du mot « fiction », concept vague, notion idéologique nuageuse qui permet cependant d’exclure et de parquer à peu près l’ensemble de la littérature en un espace de mise en réserve, non plus des Indiens, mais de l’imaginaire et de ses manifestations narratives, leur déniant toute validité à penser, tel un monde à part dont on tolère la fantomatique présence, puisqu’il ne possède aucune légitimité à instruire l’espace de la réalité. Idéologie, semble- t-il, opérante sur le comportement et la sociologie des lecteurs : seul 30 % du lectorat de « fictions » serait masculin, les hommes s’adonnant plus volontiers à la lecture d’ouvrages « sérieux » et d’information. Ainsi, l’immense majorité du lectorat de « fictions » serait féminin, mais, comme chacun sait, les femmes sont plus « sensibles à la rêverie sensible », se prêtant à un imaginaire exacerbé, elles sont constituées d’une psyché portée à la « phantasia », dixit la même idéologie pâteuse, infiniment modelable. L ’imagination, écrit Pascal, « c’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle uploads/Litterature/ delit-de-fiction-by-lang-luc 1 .pdf

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