DIDEROT DÉMYSTIFIÉ. LES LECTURES DE LA RELIGIEUSE Nicholas Paige Presses Univer

DIDEROT DÉMYSTIFIÉ. LES LECTURES DE LA RELIGIEUSE Nicholas Paige Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France » 2011/4 Vol. 111 | pages 851 à 868 ISSN 0035-2411 ISBN 9782130586807 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2011-4-page-851.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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À partir du début des années 1960, la critique a commencé à percevoir la curieuse postface de l’œuvre comme un cadre qui mettait en question le contenu du texte principal — des mémoires prétendument écrits par une religieuse fugueuse à un bienfaiteur potentiel. Cette postface, connue depuis 1875 sous le titre apocryphe de Préface-annexe, prend la forme non d’une déclaration auctoriale typique mais d’une narration des origines mêmes du roman-mémoire : l’histoire malheureuse de la sœur Suzanne Simonin, nous informe-t-on, faisait partie d’une supercherie que Diderot et d’autres avaient montée contre un ami sensible — une supercherie détaillée au cours de la postface. Au moment de la première publication de La Religieuse, dans les années 1790, l’inclusion de cette vue sur les coulisses ne fut pas au goût de tous : elle détruisait «!l’illusion!» du lecteur, disaient des commentateurs. Or, l’opinion a fait volte-face depuis : la Préface- annexe, répète-t-on de nos jours, importe précisément parce qu’elle per- met de tenir à distance le pathos du texte principal. Ce que Diderot nous fournit par le biais de ce récit de mystification n’est rien moins que l’an- tidote démystifiant du roman lui-même — le point de vue éclairé qui nous sauvera du sort du trop crédule Marquis de Croismare, si capté par l’art de Diderot qu’il voulut accueillir chez lui une religieuse qui n’a jamais été. La démystification que je propose est, l’on s’en doute, bien différente de celle que je viens de décrire : ce qui a besoin d’un regard froid n’est * University of California, Berkeley. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.238.234.234 - 01/07/2020 20:11 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.238.234.234 - 01/07/2020 20:11 - © Presses Universitaires de France REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE 852 pas tant les mémoires de Suzanne Simonin que la Préface-annexe elle- même et ce que la tradition critique en a fait. Car la lecture dominante de ce document a été motivée par des déterminations tout à fait étrangères aux préoccupations de Diderot lui-même. Déterminations historiques, enten- dons. D’abord, c’est l’esthétique moderne elle-même qui exige qu’on ridi- culise l’effusion lacrymale de Croismare, car depuis Kant et Hegel la réponse affective aux œuvres de la part des lecteurs se voit traiter (par Wordsworth, par exemple) de «!soif dégradante de stimulation outrée!»1. Ce ridicule est nécessité en outre par le triomphe, dans la première moitié du dix-neuvième siècle, d’un réalisme «!sérieux!» et «!masculin!» sur le roman sentimental «!frivole!» et «!féminin!»2. Et il cadre parfaitement avec la posture de l’universitaire moderne, posture qui s’ensuit directement des changements précédents : du structuralisme à la déconstruction, comme dans toutes les métamorphoses de la Kritische Theorie, il faut surtout maintenir la «! distance critique! » protégeant les experts du brouillard émotionnel ou idéologique qui égare les lecteurs ordinaires. Et puis les diderotiens ont des raisons bien à eux d’ériger la Préface-annexe en docu- ment-clef : Diderot n’avait-il pas un peu été un Croismare lui-même, dans ses drames sentimentaux des années 1750, et dans le texte qui en est venu à incarner la lecture «!d’absorbement!» de l’âge de la sensibilité, c’est-à- dire L’Éloge de Richardson (1762)3 ? L’argument typique s’énonce comme suit : dans son premier jet de 1760, La Religieuse fut une tentative de faire du Richardson ; peu à peu cependant Diderot en vint à se méfier d’une mode dont on avait abusé, changea son fusil d’épaule, et écrivit la Préface-annexe pour mettre au courant ses lecteurs arriérés. Bien plus que le récit d’un simple tour joué entre particuliers, la Préface-annexe devient donc l’allégorie du renversement de l’empire larmoyant de la sensibilité au profit du scepticisme mûr et autoréflexif qui prendra le devant dans 1. William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge, Lyrical Ballads, éd. R. L. Brett et A. R. Jones, Londres, Routledge, 1963, p. 249. (Ici et ailleurs, c’est moi qui traduis.) Au début de son Esthétique Hegel fait attention de distinguer son usage du terme de celui du siècle précédent, c’est-à-dire «!l’époque où l’on considérait les œuvres d’art par rapport aux sentiments qu’elles devaient produire, comme par exemple les sentiments de l’agréable et de l’admiration, de la peur, de la compassion, etc.! » (G. W. F. Hegel, Esthétique, t. 1, éd. Benoît Timmermans et Paolo Zeccaria, Paris, Librairie Générale Française, coll. «!Livre de Poche!», 1997, p. 51). Sur le dis- crédit croissant qui pèse sur les larmes, voir Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, XVIIIe- XIXe siècles, Paris, Rivages, 1986. 2. En dehors d’Anne Vincent-Buffault, Histoire des larmes, voir surtout Margaret Cohen, The Sentimental Education of the Novel, Princeton, Princeton University Press, 1999. 3. Sur l’importance de l’absorbement dans la critique d’art de Diderot, voir Michael Fried, La Place du spectateur, trad. Claire Brunet, Paris, Gallimard, 1990 ; sur la lecture préconisée par L’Éloge, voir Roger Chartier, «! Richardson, Diderot et la lectrice impatiente! », Modern Language Notes, 114/4, 1999, p. 647-666. Le dossier du malaise de la critique diderotienne devant les engagements «!sensibles!» du philosophe sera documenté au cours de la présente étude. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.238.234.234 - 01/07/2020 20:11 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 197.238.234.234 - 01/07/2020 20:11 - © Presses Universitaires de France DIDEROT DÉMYSTIFIÉ 853 Jacques le fataliste. Il devient donc possible d’affirmer que Diderot sous- crit à l’avance aux présupposés de la critique moderne — au plus grand plaisir, bien entendu, des critiques modernes. Ennemi ni de la modernité ni de la distance critique, je pense néan- moins que nos présupposés ont, dans ce cas précis du moins, déformé l’auteur que nous prétendons servir. D’où le besoin d’une lecture démys- tifiée de la Préface-annexe, c’est-à-dire d’une lecture qui, refusant la ten- tation d’y voir une mise en abyme moderniste, replace ce document curieux dans le contexte de la spéculation esthétique de l’époque. Et cette spéculation n’annonçait pas forcément la nôtre, même si les archéologues de l’esthétique moderne ont surtout cherché à voir dans l’enchevêtrement des discours contemporains sur le beau, le goût et l’imagination les pre- mières annonces du tournant kantien ou hégelien4. Car il faut bien recon- naître une autre dimension du discours esthétique du dix-huitième siècle qui peut nous sembler aujourd’hui à la fois étrange et naïve : c’est, très précisément, l’intérêt qu’on porte à la naïveté elle-même, ou en d’autres mots, à l’illusion comme ce qui fonde la possibilité pour le spectateur de l’œuvre d’art d’être moralement et esthétiquement ému (ces émotions ne se séparaient pas)5. Certes, on doutait beaucoup de la possibilité d’une illusion totale : quelques-uns, comme Du Bos ou Burke, imaginaient des degrés dans l’illusion, tandis que d’autres, comme Marmontel, postulaient plutôt un effet de prise et déprise sur le spectateur. Mais on ne pouvait se passer du concept lui-même, parce qu’au fond l’expérience de l’art était toujours conçue comme le succédané d’une expérience réelle faisant défaut, un pis-aller donc : aussi parfaite que soit l’illusion théâtrale, disait Burke dans un texte célèbre, le spectateur abandonnera le théâtre sans hésiter s’il apprend qu’une exécution aura lieu sur la place d’à côté6. Comme nous le verrons, si la Préface-annexe interroge cette tradition, reposant la question du genre d’illusion que peuvent bien demander les 4. Pour le domaine français spécifiquement, voir Annie Becq, Genèse de l’esthétique fran- çaise moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice, 1680-1814, Pise, Pacini, 1984, 2 vol. Des vues plus larges ne manquent pas. Voir notamment Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. Pierre Quillet, Paris, Fayard, 1986 ; M. H. Abrams, The Mirror and the Lamp : Romantic Theory and the Critical Tradition, New York, Oxford University Press, 1953 ; James uploads/Litterature/ diderot-demystifie-les-lectures-de-la-religieuse.pdf

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