Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Univ
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article May Spangler Études françaises, vol. 39, n° 2, 2003, p. 109-121. Pour citer la version numérique de cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/007040ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/documentation/eruditPolitiqueUtilisation.pdf Document téléchargé le 26 April 2010 07:57 « L’hermaphrodisme monstrueux de Diderot » 109 L’hermaphrodisme monstrueux de Diderot MADlle DE L’ESPINASSE. Il me vient une idée bien folle. BORDEU. Quelle ? MADlle DE L’ESPINASSE. L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme1. L’«idée bien folle» de Mademoiselle de l’Espinasse formule la différence sexuelle au moyen d’un des aphorismes les plus énigmatiques du Rêve2. Il implique tout d’abord la notion de monstruosité chez Diderot qui, avec ses écarts, est le principe créateur d’une matière active toujours en transformation. La monstruosité apporte une perspective transfor- miste à la différence sexuelle et en indique la nature précaire. L’utilisa- tion rhétorique du chiasme3, avec sa structure en croix, établit enfin un rapport d’égalité entre les deux membres de la phrase, suggérant que may spangler 1. Denis Diderot, Le rêve de d’Alembert, in Œuvres complètes, vol. 17 (éd. Jean Varloot), Paris, Hermann, 1980, p. 152. Désormais désigné par le sigle R, suivi du numéro de la page. 2. Voir, par exemple, Jay Caplan: «This literally inconceivable possibility slips through the grasp of Bordeu’s philosophy, goes beyond the limits of rational interpretation», Framed Narratives, Diderot’s Genealogy of the Beholder, Minneapolis, University of Minne- sota Press, 1985, p. 68, et Jean Mayer: «Cette formule qui mériterait la célébrité appartient en propre à Diderot», Diderot, homme de science, Rennes, Imprimerie bretonne, 1959, p. 265. 3. Jean Starobinski souligne l’importance du chiasme dans Le neveu de Rameau où il examine «une véritable orgie de structures chiasmiques», «Sur l’emploi du chiasme dans Le neveu de Rameau», Revue de métaphysique et de morale, avril-juin 1984, p. 182-196. Diderot fait lui-même du retournement dans les phrases un idéal poétique: « [il faut] que le musi- cien puisse disposer de tout et de chacune de ses parties [de la phrase], en omettre un mot ou le répéter, y en ajouter un qui lui manque, la tourner et retourner comme un polype sans la détruire», Le neveu de Rameau, in Œuvres romanesques (éd. Henri Bénac), Paris, Garnier, 1962, p. 470-471. Le polype permet ici de souligner le manque de malléabilité de la phrase française qu’on ne peut inverser sans en changer le sens. 110 études françaises • 39, 2 les places occupées par l’homme et la femme sont réversibles et inter- changeables. L’explication scientifique que Bordeu donne du chiasme par la suite est basée sur l’aspect physiologique de la différence sexuelle. Il la réduit d’abord à une question topologique, à savoir l’inversion anatomique des organes féminins et masculins, qui reprend et renforce l’idée d’inter- changeabilité proposée avec la forme du chiasme. Bordeu introduit ensuite la notion quelque peu énigmatique d’un hermaphrodisme ini- tial4, qui serait visible dans les rudiments d’organes laissés par chaque sexe dans l’autre sexe. Comme nous le verrons, l’hermaphrodisme chez Diderot a la particularité d’être réactivable; il définit ainsi la différence sexuelle en terme d’attributs physiques qui ne sont que des instances topographiques transformables et interchangeables. Aristote exprime aussi la différence sexuelle en fonction de la mons- truosité dans De la génération des animaux: D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écar- tée du type générique. Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle5. La monstruosité est ici définie comme étant un écart par rapport à une norme, et la femme, en tant qu’écart par rapport au «type générique », est un monstre par rapport à l’homme qui est la norme. Cet écart de plus est un manque: «La femelle est comme un mâle mutilé, et les règles sont une semence, mais qui n’est pas pure : une seule chose lui manque, le principe de l’âme6». L’homme est l’être complet dont la 4. Une certaine critique a lié ce chiasme à l’hermaphrodisme. Elizabeth de Fontenay écrit ainsi: «Envahi en quelque sorte par ce que les Anciens appelaient la terreur panique, Diderot va dériver vers l’idée limite selon laquelle l’accouplement de l’homme et de la femme doit se penser comme mélange des sexes, que ce mélange exige que l’homme et la femme soient plus ou moins hermaphrodites et que tout enfant soit un hybride!» dans «Diderot gynéconome», Diagraphe, 1976, p. 40. La notion d’hermaphrodisme de Fontenay, bien que fascinante, reste cependant sous la forme d’un flou intuitif. Marie-Hélène Huet, à sa suite, cherche à préciser cette notion dans Monstrous Imagination, Cambridge, Harvard UP , 1993, p. 87-88. J’explique en note 29 les raisons qui me poussent à rejeter la lecture de Huet, basée selon moi sur une traduction erronée des Éléments de physiologie. Ma position va donc à l’encontre de celle de la critique actuelle. Ainsi Andrew Curran, dans Sublime Disorder: Physical Monstrosity in Diderot’s Universe, Oxford, Voltaire Foundation, 2001, p. 99- 101, offre une excellente explication de la position de Huet, sans cependant la remettre en question. Voir aussi, à propos de l’hermaphrodisme, l’article de James McGuire, «La représentation du corps hermaphrodite dans les planches de l’Encyclopédie», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 11, 1991, Paris, Aux amateurs de livres, p. 109-129. 5. Aristote, De la génération des animaux (éd. Pierre Louis), Paris, Les Belles Lettres, 1961, IV-3, p. 146 (nous soulignons). 6. Aristote, De la génération des animaux II-3, op. cit., p. 62 (nous soulignons). 111 femme, mutilée, n’est qu’une version amoindrie : l’écart est pour Aristote une forme de dégénérescence par rapport à une norme7. L’homme est aussi celui qui détient le principe actif, et est de ce fait le seul générateur de la forme humaine. Pour Diderot, au contraire, l’homme n’est pas le seul perpétuateur de la race humaine: la remar- que de Bordeu « Pour faire un enfant on est deux, comme vous savez» (R, 152) n’est pas qu’une évidence puisqu’elle sous-entend la doctrine de l’épigénèse, selon laquelle la formation de l’embryon se fait par l’as- semblage des parties de la semence provenant du père et de la mère. La monstruosité, en tant qu’écart, n’est pas non plus chez Diderot un simple manque. Il écrit, dans les Éléments de physiologie, en 1778: Pourquoi l’homme, pourquoi tous les animaux ne seraient-ils pas des espèces de monstres un peu plus durables? Pourquoi la nature qui exter- mine l’individu en peu d’années, n’exterminerait-elle pas l’espèce en une longue succession de temps? L’univers ne semble quelquefois qu’un as- semblage d’êtres monstrueux. Qu’est-ce qu’un monstre? Un être, dont la durée est incompatible avec l’ordre subsistant8. Diderot présente une nature aux forces destructives qui avec le temps finit par tout exterminer. Toute combinaison est momentanée, et même celles qui nous semblent normales finissent par disparaître au même titre que les monstrueuses. Lorsqu’il écrit: «L’univers ne semble quelquefois qu’un assemblage d’êtres monstrueux», il suppose le mons- trueux être la norme. C’est notre vision incomplète du monde qui nous empêche de voir les monstres dans tout ce qui constitue l’univers. Reprenant et développant l’idée de Maupertuis que « les écarts répétés» font les espèces, Diderot considère la monstruosité comme l’opération qui permet l’assemblage de molécules selon toutes les 7. Sylviane Agacinski remarque à propos de ce «tout premier écart» chez Aristote : «[…] la femme n’a pas d’essence propre et se définit négativement par une privation de puissance. Engendrée par l’homme, elle n’en réalise pas complètement la Forme: elle n’est véritablement humaine ni en puissance ni en acte et pourtant elle n’est pas non plus d’une autre espèce. La Forme humaine s’accomplit et se perpétue dans et par le mâle seulement, et pourtant l’écart est aussi menaçant que nécessaire» (nous soulignons), «Le tout premier écart », Les fins de l’homme à partir du travail de Jacques Derrida, Colloque de Cérisy 23 juillet-2 août 1980, Paris, éditions Galilée, 1981, p. 129. Même si l’écart est nécessaire (Aristote écrit en effet: «Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. Mais elle est nécessitée par la nature, car il faut sauvegarder le genre des animaux où mâles et femelles sont distincts», De la génération des animaux, IV-3, op. cit., p. 146), l’homme est cependant le seul générateur de la forme humaine. 8. Denis Diderot, Éléments de physiologie, in Œuvres complètes, vol. 17 (éd. Jean Varloot), Paris, Hermann, 1987, p. 444. Désormais désigné par uploads/Litterature/ diderot-monstre-pdf.pdf
Documents similaires










-
45
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5293MB