OLIVIER ROLIN EXTÉRIEUR MONDE GALLIMARD « Un homme se fixe la tâche de dessiner

OLIVIER ROLIN EXTÉRIEUR MONDE GALLIMARD « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage. » BORGES, El Hacedor. Entre deux haies d’hortensias arborescents, un cheval surgit de la brume, solitaire, sans cavalier, crinière pleine de nuages, tout hérissé de bidons de lait vides qui tintinnabulent sur ses flancs, comme si le montait un timbalier invisible. Derrière lui, des déchirures dans la ouate laissent entrevoir les méandres verts et bleus de l’océan. C’est aux Açores, et c’est il y a longtemps. Je voudrais que le livre que je commence soit aussi imprévu, insolite que cette vision. Je ne sais où il ira, où le tirera ce cheval inaugural. J’y songe depuis un an au moins, il vaudrait mieux dire que c’est lui qui songe en moi, car je ne parviens nullement à le fixer, à en imaginer les contours. Il est un paysage qui se dérobe dans la brume, un cheval sans cavalier, la moire mouvante des courants de l’Atlantique. Je ne sais même pas s’il prendra forme ou restera un rêve indistinct. Je ne sais pas si je pourrai aller bien au-delà de cette page. Échouant à le saisir, incapable d’en être l’architecte, en désespérant à la fin, je décide aujourd’hui de me laisser mener par les mots. Je m’en remets à eux. On verra bien où ils me conduiront. Je me « jette à l’eau » : jamais cette expression métaphorique n’a eu, dans ma vie d’écrivain, une signification si exacte. Vous voilà prévenus : l’auteur, qui semble bien être moi, est un naufragé. J’écris ce paragraphe, je m’arrête, me lève, commence à marcher, tourner en rond devant mon bureau. Au-delà de la fenêtre, il y a la mer, une autre mer. Les mots me viennent, mais cette venue est lente et difficile. Chaque livre est pour moi, entre autres choses, l’occasion de dizaines de kilomètres parcourus de long en large, comme un fauve dans sa cage. Je pourrais, si j’en avais eu l’idée plus tôt, caractériser chacun de mes livres par la distance qu’il m’a fait couvrir. Cette marche presque immobile est ma façon de me reposer, d’attendre les mots. Je ne suis pas du genre qui peut passer des heures assis devant sa machine à écrire. Je dis « machine à écrire », parce que après tout un ordinateur n’est pas autre chose. Mais le fait est que je regrette le temps où l’on frappait les touches d’une Remington ou d’une Olivetti, où le livre avançait en cliquetant, et plus encore celui où l’on noircissait d’encre le vierge papier, où le mot « manuscrit » avait pleinement un sens. Je suis un homme du papier, du passé : vous voici, de nouveau, prévenus. C’est peut- être de ça qu’il sera question. Notamment. Par le papier, nous étions liés à tous les écrivains qui nous avaient précédés, que nous admirions, dont les roueries de mots avaient suscité en nous ce désir de nous mesurer à eux, cette féconde jalousie qu’évoque Barthes lorsqu’il dit que toute belle œuvre est pour nous incomplète et comme perdue, parce que nous ne l’avons pas faite nous-mêmes. L’écran, lui, fait écran, la continuité est rompue. Je sais bien qu’on ne doit pas commencer un livre comme ça, comme je le fais. Je ne suis pas né de la dernière pluie. S’il y avait un éditeur derrière mon épaule, il serait déjà en train de froncer les sourcils. (Je dis ça, mais j’ai toujours eu de bons éditeurs, c’est-à-dire qui comprenaient plus ou moins ce que je voulais faire, et me fichaient la paix.) S’il y a – et il y en a – des cours de creative writing et autres foutaises, ce début pourrait fournir un exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Mais, ne sachant pas ce que je vais faire, j’espère bien en tout cas que ce sera quelque chose de pas recommandable. Pas des mémoires, grand Dieu non ! Je ne suis pas si vain – même si le mot (et parfois la chose) rime avec « écrivain ». Avouant, tout à l’heure, que je me jetais à l’eau, me revint ironiquement à l’esprit la phrase fameuse où Chateaubriand dit avoir plongé au confluent de deux fleuves qui étaient deux siècles. Les gens de ma génération pourraient en dire autant, et si les révolutions qu’ils ont vécues n’ont pas eu le grandiose ni le tragique de celles qu’a traversées le vicomte, elles n’en ont pas moins effacé à peu près complètement le « vieux rivage » où ils sont nés. La France de ma petite enfance ressemblait plus à celle du début du vingtième siècle qu’à celle d’aujourd’hui. J’ai vu une charrette tirée par des percherons livrer le lait (encore des chevaux laitiers !) dans une rue de Paris où l’herbe pointait entre les pavés. J’ai vu la fumée des locomotives rouler ses volutes sous les verrières de la gare Montparnasse comme sur un tableau de Monet. J’ai vu, à une station près de chez mes parents, une file de vieux taxis Renault rouge et noir du même modèle que celui d’où l’on voit, sur une photo de Gisèle Freund, Joyce débarquer dans une rue où j’habiterais bien plus tard. Mais je ne me prends pas pour Chateaubriand (à raison), je n’ai pas comme lui le crucifix ni l’éternité pour me rassurer, et surtout je tiens le genre des mémoires pour suranné, or je prétends être un écrivain moderne – c’est même la seule modernité que je revendique. Pas des mémoires, donc, mais peut-être le relevé des traces que le monde laisse sur une vie – ou plutôt, des traces dont le monde compose le tableau d’une vie. Je crois bien (c’est si loin dans le temps) que j’étais allé là-bas, dans ces îles de basalte noir et d’hortensias bleus, et de douce et chuintante langue portugaise, à cause d’un livre d’un auteur qu’on lit moins aujourd’hui qu’à l’époque, me semble-t-il : Femme de Porto Pim, d’Antonio Tabucchi. Un Italien qui écrivait en italien et en portugais. Mon admiration va à ceux qui ont été capables d’écrire (de faire de la beauté avec des mots) dans une autre langue que celle qui leur avait été donnée par la naissance. Conrad, Nabokov, Beckett – ce sont rarement des gaufres. Une des choses (nombreuses) que, les désirant, j’aurai ratées dans ma vie, c’est cette agilité linguistique. J’ai bien écrit un ou deux poèmes en espagnol, pour une femme que j’aimais et dont la figure paraîtra sans doute ici ou là dans ce – ce quoi ? ce récit, ce roman ? dans cet écrit, disons, s’il doit se poursuivre. Elle ne doit plus s’en souvenir (de mes poèmes, pas de cet ancien amour, tout de même). Devenir un autre, cette expérience considérable, il me semble qu’il n’y a que quelques grandes épreuves qui le permettent, dont je n’ai connu aucune : la prison (j’ai fait ce que j’ai pu, pourtant, dans ma jeunesse), la guerre, qui nous a été épargnée, l’exil, dont la vie nomade que je poursuis n’est qu’un simulacre. Un des nombreux projets que j’ai formés, puis abandonnés (immense est le cimetière de mes projets abandonnés), était de parcourir du sud au nord les continents américains, afin de traverser la géographie des langues que j’ai fréquentées sans en devenir l’amant : espagnol, portugais, anglais, j’aurais achevé mon voyage au Québec dont la langue m’est, celle-là, assez familière. Et si j’avais pu, d’Alaska, sauter le détroit de Béring, j’aurais prolongé ma petite odyssée linguistique jusque dans les immenses territoires du russe. Je connais beaucoup de mots ou d’expressions russes, mais n’ai jamais été capable de les transformer en une langue parlée, même mal : j’ai les poches bourrées d’un argent que je n’arrive pas à dépenser, et ce n’est pas par avarice. À cela il faut ajouter le latin et le grec, par lesquels je crois j’en suis venu à l’amour de ma langue. Parmi toutes les vénérables têtes qui se pressent derrière moi lorsque j’écris, qui m’excitent au combat de l’écriture en même temps qu’elles m’intimident, il y a Homère et Ovide, les armes retentissantes autour des héros tombés dans la poussière et les bateaux ciliés de rames sur la mer vineuse, le chant perpétuel des Métamorphoses, et aussi les sentences de Tacite, rapides et vibrantes comme des flèches. Il y a peu, en avion, je lis dans les Annales la mort de Messaline. Claude, l’impérial époux outragé, sent sa colère tomber à mesure que monte l’ivresse : Nam Claudius domum regressus et tempestivis epulis delenitus, ubi vino incaluit… « rentré chez lui et attendri par un repas prolongé, échauffé par le vin… ». Mais Narcisse veille et dépêche les assassins. Tunc primum fortunam suam introspexit ferrumque accepit… « Alors pour la uploads/Litterature/ exterieur-monde-rolin-olivier-pdf.pdf

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