LITTÉRATURES ARTS E n 1959, à Paris, un bizarre écrivain marginal de 53 ans dev
LITTÉRATURES ARTS E n 1959, à Paris, un bizarre écrivain marginal de 53 ans devient l’ami d’un couple étrange et réser- vé : un peintre et dessina- teur, une poétesse d’origine améri- caine. Ils sont juifs, ils ont deux petites filles, le trio sort, boit et fume beaucoup la nuit, et elle décrit l’écrivain ainsi : « Un homme résolu, intense, érudit, passionné et par-dessus tout vrai, beau, habité par le souffle divin. » Ou encore : « Il était poète dans la moindre de ses fibres et de ses cellules. » N’est-ce pas exagéré ? Mais non, il s’agit de Samuel Beckett. Avigdor Arikha connaît déjà Bec- kett, Anne Atik le découvre. Ils traî- nent ensemble jusqu’à 4 heures du matin à Montparnasse, surtout au Falstaff. Whisky, vin, bières, cham- pagne. Ils rentrent en titubant et en se récitant des poèmes. L’austère femme de Beckett, Suzanne (« je suis une abbesse »), a vite abandon- né la partie, mais Anne tient le coup malgré les volumes d’alcool (elle boit moins et observe avec intérêt ces deux fous lucides). Beckett n’a jamais l’air d’être saoul, sa mémoi- re est phénoménale, il a l’air de connaître par cœur des livres entiers et les détails de centaines de tableaux exposés aux quatre coins du monde. Ils croisent souvent Gia- cometti qui, après son travail et sans regarder personne, vient man- ger tous les hors-d’œuvre de la Cou- pole. Ils sont quand même aperçus, à leur insu, par un jeune écrivain français, très imbibé lui-même, qui marche très tard dans ces parages. Personne ne semble se douter de rien. C’est la vie. La légende veut que Beckett ait été un sphinx ou une momie impas- sible, un squelette nihiliste, une froi- de abstraction inhumaine, un saint à l’envers, un mort-vivant mon- treur de marionnettes désespérées. Il s’est visiblement arrangé de ce montage pour avoir la paix, mais rien n’est plus inexact, et c’est en quoi le témoignage direct d’Anne Atik est si précieux, sensible, insoli- te. Beckett ? Générosité, bonté, attention aux enfants, joueur (échecs, billard, piano), sportif (nage, marche, cricket, amateur de matches), et surtout présence d’écoute intensive au point de met- tre mal à l’aise ses interlocuteurs qui ne savent pas que chaque mot peut être important. Silencieux ? Ça oui, mais pour interrompre l’immense bavardage humain, sa routine, son inauthenticité, sa ren- gaine. J’ai vu Beckett et Pinget déjeuner ensemble sans se parler. Une bonne heure et demie, motus. A la fin, le pot de moutarde, devant eux, était devenu une tour jaune gigantesque. Aucune animosité, de l’espace pur. Beckett sur le boule- vard ? Un jeune homme souple dans ses baskets, envoyant valser les feuilles mortes de l’automne. Un ailier. Avec le temps et la célébrité dérangeante, il y a maintenant les dîners tranquilles chez Anne et Avigdor, avec leurs filles Alba et Noga. Beckett enseigne le jeu d’échecs à l’une, apporte des cadeaux, mange peu, préfère le poisson, mange les arêtes à cause, dit-il, du calcium. Il évoque une enfance de bon- heur et de prospérité. « Il se deman- dait pourquoi, aux yeux de nombre de ses lecteurs, ses écrits indiquaient qu’il avait eu une enfance malheureu- se. » Pas du tout : promenades avec son père dans les ajoncs, confiance et lumière. « Il était très attaché à sa famille et se sentait responsable d’Ed- ward, le fils de son frère. » Evidem- ment, de temps à autre, il passe d’un silence modéré à un mutisme de trou noir : « Il était délicat de bri- ser le silence. Ç’aurait été pire que d’interrompre un aveu. » Anne Atik lui cite un jour un propos de Rabbi Zeev de Strykhov : « Je garde le silence et, lorsque je suis las du silen- ce, je me repose, puis je retourne au silence. » Petit hochement de tête de Beckett. Quelque chose comme ça. En pire, bien sûr. Mais voici l’essentiel : la poésie, la musique. Pas Mahler ni Wagner (« trop de choses là-dedans »), mais Haydn, Mozart, Schubert. On écou- te, on réécoute, Beckett lève les yeux et les baisse, les larmes ne sont pas loin. On a bu un haut- brion (« nectar ») ou un rieussec. On s’est moqué d’un éditeur (lequel ?) dont Sam a dit « qu’il ne maintient pas la tête de ses auteurs hors de l’eau ». « Après moi le délu- ge ? », questionne Anne. « Pendant moi le déluge », conclut Beckett. Plus que tout, on a récité des poè- mes : Yeats, Dante, Villon, Hölder- lin, Milton, Shakespeare (« person- ne n’a écrit comme lui »). Avigdor lit des psaumes en hébreu, l’anglais lui répond rythmi- quement comme s’il était fait pour l’entendre. Parfois, Sam et Avigdor se lèvent, le poing serré, pour décla- mer un vers. Du français ? Apollinai- re. De l’allemand ? Goethe. De l’ita- lien ? Dante et encore Dante. Bec- kett se met même au portugais pour lire Pessoa. « Hail, holy night » (« Salut, sain- te lumière »). Anne Atik note : « Il levait la tête et marquait une pause, laissant la phrase monter comme l’eau dans une fontaine. » Toute la concentration constante de l’auteur de Pas moi se révèle dans ces moments : consonnes, voyelles, rimes, chantonnement en couleurs, à l’opposé de ce qu’il demandait à ses comédiens (ton neutre et mono- tone, voix blanche). A l’intérieur, en privé, comme un secret, la modula- tion. A l’extérieur, au théâtre, pour le spectacle réglé mathématique- ment, pour le public, donc, le vide, l’absence. C’est le monde qui est en détresse, pas la mémoire vivante. Les sonnets de Shakespeare sont là, Le Roi Lear est là (« irreprésenta- ble »). Beckett, dit Anne Atik, était « un lecteur omnivore ». Très vite : Samuel Johnson, Rabe- lais, Ronsard, Racine (pour ses monologues), Flaubert, Nerval, Ver- laine, Rimbaud, Jouve, Pétrarque, Maurice Scève, Sterne, Defoe, Ste- venson (ses lettres), etc. Et Joyce ? Ah, Joyce ! Ici une anecdote révéla- trice : Crevel, un jour, apporte le Deuxième Manifeste du surréalisme à Joyce pour savoir s’il le signerait. Joyce le lit et demande à Crevel : « Pouvez-vous justifier chaque mot ? » Il ajoute que lui, dans ce qu’il écrit, peut justifier chaque syl- labe. Shakespeare, Joyce, la Bible. Et encore. Pour l’effet physique, pour l’émotion. Grande émotion du langage. Par exemple, juste cette formule de Keats pour le rossignol « full-throated ease », « aisance de gorge pleine ». Autrement dit : tout est dans la voix. Autre formule de Boccace à propos de Dante : « La douce odeur de l’incorruptible véri- té. » La voix peut avoir le parfum de la vérité. A la toute fin de sa vie (83 ans), dans sa maison de retraite sinistre, Beckett, avec sa bouteille de whisky Jameson (« en direction de l’Irlan- de ») et ne refusant pas un cigare, reçoit encore ses amis. Il est élé- gant, comme toujours, et, aussitôt, récitation de poèmes. Quelques mois après, il s’effondre, et récite encore de la poésie jusque dans son délire. Il meurt enfin le 12 décem- bre 1989. Dehors, les journalistes sont à l’affût « comme des vau- tours », et les nécrologies d’un Prix Nobel de littérature sont déjà prê- tes. Yeats : « La mort d’amis, la mort/ De chaque œil qui brillait/ Et qui coupait le souffle/ Ne semblent plus que nuages du ciel... » e Signalons également la parution récente de Les Os d’Echo, et autres précipités, recueil dans lequel Edith Fournier a traduit et rassemblé des poèmes de jeunesse de Beckett (Edi- tions de Minuit, 64 p., 9 ¤). APARTÉ Joyeuse galerie LIVRES DE POCHE La traduction intégrale du « Zibaldone » de Giacomo Leopardi. Octave Mirbeau. pages III et IV Ph. J. Sassier / Editions Gallimard - 572 206 753 RCS Paris B. ”Hector Bianciotti livre avec ce beau roman une part encore plus intime de lui-même. L’amour, à la fois humain et mystique, est, avec la musique, la grande figure du livre, son aspiration et sa nostalgie.” Patrick Kéchichian, Le Monde GALLIMARD Bianciotti Hector La nostalgie de la Maison de Dieu roman de l’Académie française CHOISIR un livre d’après son titre peut exposer à certaines déconvenues somme toute assez piquantes. Prenez par exemple le Roman comique, du caustique et regretté Paul Scar- ron : le lecteur insouciant qui l’at- traperait au rayon « Littérature du XVII e siècle » dans le seul but de se dilater la rate pourrait bien sortir de là plutôt perplexe. A l’inverse, celui qui jetterait son dévolu sur le livre du Péru- vien Alfredo Bryce-Echenique pour assortir ses lectures à une humeur mélancolique, pour se conforter dans l’idée que le mon- de n’est décidément pas drôle, risque au moins quelques souri- res imprévus. Non que le titre soit tout à fait mensonger, puis- que ce Guide triste de Paris (éd. Métailié, 188 p., 16 ¤) raconte des histoires qui finissent mal et même très mal, parfois. uploads/Litterature/ sup-livres-031113.pdf
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- Publié le Fev 19, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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