ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE THÉOSOPHICO- THÉURGIQUE Moshe Idel Presse

ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE THÉOSOPHICO- THÉURGIQUE Moshe Idel Presses Universitaires de France | « Diogène » 2004/4 n° 208 | pages 30 à 43 ISSN 0419-1633 ISBN 9782130549697 DOI 10.3917/dio.208.0030 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-diogene-2004-4-page-30.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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D’un autre côté, dans certains textes, ce concept peut renvoyer à un état dans lequel certains spécialistes voient l’allégorie d’une forme de perfection spirituelle. C’est cette interprétation que l’on trouve dans les écrits de Jacob Boehme ou de Nicolas A. Berdiaev et, plus récemment, de C. G. Jung, Mircea Eliade et Elemire Zolla. Il va sans dire que l’idéalisation de ce thème occupe une place de choix dans la littérature romantique. D’après d’autres textes encore, il s’agit d’une structure particulière des âmes, d’une forme de gémellité spirituelle primordiale : le lien avec le mythe de Platon est clair, même s’il est appliqué à l’âme, cette fois, plutôt qu’au corps. Dans d’autres cas, qui retiendront particulièrement notre attention ici, l’androgynie se rapporte à un état de coexistence explicite des qualités masculines et féminines dans une même entité, mais de manière particulière, c’est-à-dire comme des composantes égales. L’hébreu biblique n’a pas de mot particulier pour désigner l’androgynie. Et l’hébreu rabbinique a emprunté le grec andro- gunos afin d’expliquer le sens de la Genèse 1,26, où est décrite la création d’Adam et Ève. Bien que l’hébreu biblique, dans ce contexte, soit parfaitement clair – zakhar u-neqevah –, la modalité précise de la création d’Ève à partir d’Adam l’est beaucoup moins. Peut-être le recours à un mot grec exprime-t-il un effort pour clarifier quelque chose qui, selon certains rabbis, reste obscur dans le récit biblique. Les rabbis adoptèrent aussi un autre mot grec : du-partzufin, forme araméisée de deux mots, du, deux, et partzuf, du grec prosôpon, la face, la figure. Adam aux deux visages était différent du Adam androgyne : dans le premier cas, il s’agit d’une dualité faciale ; dans l’autre, essentiellement, d’une dualité sexuelle. Loin de moi l’idée de soutenir que le recours à du- partzufin escamote toute identité sexuelle. Mon propos est ∗ Ce travail s’inscrit dans une étude en cours sur le statut du féminin dans la littérature kabbalistique. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42) ANDROGYNIE ET ÉGALITÉ DANS LA KABBALE 31 simplement que, d’un point de vue sémantique, l’accent a été placé ailleurs. L’adoption de deux mots différents reflète deux accentuations différentes de la double nature du premier homme : il avait deux visages ou il était bisexué. Tandis que la première catégorie renvoyait à une réalité concrète, quoique fort rare, du-partzufin relève bien plus d’une explication mythique du passé. C’est bien pourquoi, dans la littérature halakhique, androgunos est le seul mot employé pour désigner un être humain dont l’identité n’est pas claire, représentant un mode inférieur ; dans la littérature kabbalistique, en revanche, du-partzufin prédomine d’un double point de vue statistique et conceptuel. Je traiterai ici des deux concepts en recourant au mot androgynie puisque dans les deux cas il s’agit d’évoquer la présence d’éléments masculins et féminins. Dans la littérature rabbinique, précisons-le, les deux mots grecs ont été employés pour désigner exclusivement des structures corporelles, non pas des formes d’activités ou des entités spirituelles. Les débuts de la Kabbale en Languedoc et en Catalogne Les spécialistes de la Kabbale ont dernièrement traité des concepts liés à l’androgynie. J’essaierai de ne pas revenir sur des questions déjà traitées et de réduire le plus possible les chevau- chements en me concentrant sur différentes variantes du problème que l’on trouve dans l’histoire de la Kabbale théosophico-théur- gique. J’étudierai donc avant tout les cas explicites où figure l’expression du-partzufin pour essayer d’en expliquer le sens. Tâchant d’éviter de tirer des conclusions quant à de possibles vues androgynes fondées sur la réunion de textes différents pour attester l’importance de ce thème chez tel ou tel, je partirai plutôt des cas où cette terminologie apparaît chez certains kabbalistes avant d’affirmer qu’un auteur ou un autre a traité de ce problème. Par ailleurs, le danger existe qu’un point de vue « androgyne » imposé suscite des spéculations supplémentaires avant même qu’on ait la certitude qu’un kabbaliste se soit intéressé à la question. Je dirais, sur un plan général, qu’une poignée seulement des kabbalistes de cette école principale n’ont pas traité de l’androgynie sous une forme ou sous une autre, mais que tous n’ont pas insisté sur l’aspect qui nous intéresse ici : l’égalité entre masculin et féminin. Le concept d’égalité associé à celui de du-partzufin se trouve dans l’un des tout premiers documents de la première école kabbalistique que je qualifie de théosophico-théurgique. Dans un passage bref et dense que les manuscrits attribuent au Rabed Abraham ben David de Posquières, rabbi et kabbaliste de la fin du XII e siècle, il est explicitement question de la compréhension © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 06/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.74.208.42) MOSHE IDEL 32 rabbinique de la création d’Adam et Ève : Adam et Ève ont été créés du-partzufin, afin que la femme obéisse à son époux, que sa vie soit suspendue à la sienne, et qu’elle ne suive pas son [propre] chemin, mais qu’il y ait entre eux affinité et amitié, et qu’ils ne se séparent point l’un de l’autre, et qu’ainsi la paix soit sur eux et que le calme règne dans leur maison. De même en va-t-il en ce qui concerne « les faiseurs de vérité » [Po`alei ha-’Emmet – soleil et lune], « dont les actions sont vérité ». Le secret du du-partzufin renvoie à deux choses : d’abord, il est bien connu que deux contraires ont été émanés, l’un d’eux étant le jugement austère et sa contrepartie est la miséricorde complète. Et s’ils n’avaient été émanés [ve-’illu lo’ ne’etzlu] [en tant que] du-partzufin, et [si] chacun devait opérer [séparément] suivant ses caractéristiques, on pourrait les voir comme deux pouvoirs agissant [séparément], sans lien aucun avec son partenaire et sans son concours. Or, comme ils ont été créés du-partzufin, leurs actions sont accomplies en coopération et de manière égale [be-shawweh], à l’uni[ss]on complète, sans la moindre séparation. De plus, s’ils n’avaient été créés en du-partzufin, aucune union parfaite n’émergerait d’eux et l’attribut du jugement ne convergerait point avec [celui de] la miséricorde pas plus que l’attribut de la miséricorde ne convergerait avec [celui du] jugement. Or, comme ils ont été créés en du-partzufin, chacun d’eux peut approcher son partenaire et s’unir à lui, et son désir est de s’unir de bon cœur avec son partenaire. On a là une sorte d’interprétation théo-cosmique du concept de du-partzufin. Le premier couple humain est censé refléter des niveaux d’existence beaucoup plus élevés : astronomique, à savoir celui du soleil et de la lune, et théosophique, celui des deux attributs divins. L’expression bi-yhud gamur, comme l’expression précédente traitant de l’égalité, caractérise un certain type d’activité, non pas une restructuration ontologique des deux attributs divins. Je dirais que son sens est plus vraisemblablement « unisson » qu’« union ». Ce passage n’a pas eu un grand impact sur la littérature kabbalistique ultérieure. Non que le thème ait été négligé, mais parce qu’une autre interprétation de ce problème a été acceptée dans une école kabbalistique plus influente. C’est dans le cercle des Moshe ben Nahman, ou Nahmanide, qu’a été formulée une semblable interprétation théo-cosmique, là encore associée au thème de l’égalité. Dans un recueil de traditions kabbalistiques issues de son école, il est écrit que « Dieu a créé une subtile créature en du-partzufin, [possédant] un pouvoir égal [be-koah shawweh], et ce sont Ateret [et] Tiferet (Ms. Oxford-Bodeliana 1610, fol. 90b-91a). La subtile créature en question n’est pas l’Adam uploads/Litterature/ dio-208-0030.pdf

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