Note sur le pic. ingrinker, incrinki, ingrékier, etc. « jucher, percher » Danie

Note sur le pic. ingrinker, incrinki, ingrékier, etc. « jucher, percher » Daniel Droixhe In noir carbau qu’eit eingrinquie Tout in haut d’in gros cerisie... « C’est en ces termes », écrivait le regretté P. Ruelle, « que Bosquètia [Joseph Dufrane, 1833-1906)] présente le corbeau de la fable. S’il avait été non de Frameries mais de Pâturages, de Wasmes ou de Quaregnon, il aurait dit ingrénkyé. Nous traduirons par ‘juché’ ce participe passé à côté duquel on ne rencontre guère que l’infinitif et le participe présent »1. Ruelle mentionne, pour le picard de France ou de Belgique, diverses formes dont le sens de base est « être accroché », en particulier à une certaine hauteur, d’où « être embarrassé, empêtré dans une mauvaise affaire ». Se fondant sur le F.E.W. (16, 388-90), il les fait remonter « au flamand médiéval crinc », qui « a deux sens : ‘cercle’et ‘obstacle’ » - mais « le F.E.W. ne signale que le premier et y rattache les formes notées ci-dessus». « Il nous semble qu’elles s’expliquent beaucoup mieux par l’idée d’obstacle ». Le F.E.W. n’allègue en effet pour le moyen néerl. CRINC, en entrée de la notice en question, que les sens « rondeur, courbe » (rundung, biegung). Ce sémantisme permet d’expliquer sans peine le pic. crinket « butte dans un village » ainsi que la famille du moy. fr. desgringueler, mod. dégringoler, par référence à la série de tours ou cercles qu’accomplit sur lui-même un objet tombant de cette manière2. La notion d’obstacle intervient allusivement dans cette dernière étymologie, dans la mesure où desgringueler est défini comme « tomber de haut en bas en s’accrochant de temps en temps à des proéminences ou en roulant »3. Il reste que l’importante famille de termes renvoyant plutôt à « être accroché, juché », d’où décrinker « saisir un objet accroché », montois s’ dégrinquir « se débarrasser, se tirer d’une position fâcheuse », etc., se trouve rattachée de façon assez lâche aux matrices « rondeur, courbe ». C’est selon toute apparence pour répondre au doute suscité par un tel rattachement que la notice du F.E.W. s’achève sur un renvoi aux « formes sémantiquement et phonétiquement proches rangées sous KROK II 2 ». Cette autre notice (16, 397-406) rassemble les dérivés du t. francique pour « crochet ». On y trouve des t. picards, normands, manceaux ou wallons tels que encrukier, encrucher, s’ècroukî, s’acruker pour signifier soit « se hisser, être accroché en tombant (par ex. dans un arbre) », soit « s’engouer, avoir dans la gorge qqchose qui s’accroche et l’obstrue». Il faut convenir que la liste de mots proposés ici recouvre assez exactement celle des dérivés de CRINC. Y domine souvent un croisement ou une articulation entre le concept « (se) jucher » et une idée de « situation embarrassante due au fait d’être accroché ». À CRINC se rattacheraient le montois eingrinquier « élever, jucher », le flandr. incrinquer « accrocher », le nivellois incrinkî « s’embarrasser », le rouchi éte encrinqué « être accroché (voiture) ; être mal dans ses 1 P. RUELLE, Dites-moi, d’où viennent donc ces mots borains ?, Mons, Éd. du Trait-d’Union, École normale de l’État, 1988, t. IV, p. 47. Cf. C. CUVELIER, Aspects du Borinage : la langue et l’oeuvre de Joseph Dufrane, mém. de licence en Philologie romane, Université Libre de Bruxelles, 1985-86. 2 P. GUIRAUD conteste cette étymologie et rattache le v. à *gringue « chose qui s’agrippe », d’un supposé *GRIMPĬCARE, *GRIMĬCARE (Dictionnaire des étymologies obscures, Paris, Payot, 1982, p. 241-42). 3 Pourrait-on dire que l’afr. gringoller « dégringoler » (God. 359b) a donné lieu à un type *en-gring- avec valeur d’antonyme, dont le sens rejoindrait celui de «demeurer accroché » ? C’est peu vraisemblable. affaires ». De *KRŌK seraient dérivés le moy. fr. encruchier « jucher très haut », l’anc. pic. encrukier « se hisser », le liégeois è crouke « arrêté par un obstacle ; accroché dans un arbre », etc. Ce double noyau de sens, où la notion de « hauteur » - absente de CRINC - intervient souvent, soutient une gamme étendue de formes et d’emplois. On voudrait d’abord les reconsidérer dans l’histoire et la géographie. Les sens L’article*KRŌK du F.E.W. énumère, après une longue série de t. avec voyelle thématique en -o- ou -ou-, du type croc, crochet, etc., de nombreux dérivés en -u- : mfr. cruc « crochet », se crucher « se jucher », bas-manceau, angevin, vendéen crucher, gruchai « grimper sur; accrocher, embarrasser dans un arbre, sur un toit, où on ne peut atteindre l’objet ». Il enregistre aussi l’intensif mfr. encruchier « jucher très haut » (encore chez Cotgrave), que des correspondants perpétuent dans les parlers de l’ouest et du nord avec le sens de « placer dans un endroit élevé » (Bretagne, Normandie, Perche, Bas-Maine, Poitou, Saintonge, Centre). L’apic. fournit la f. encrukier, qui offre un emploi particulier chez Adam de la Halle (« être courbe = en forme de bec, de croc »)4. La f. encruce de l’ind. prés. apparaît vers la même époque dans le Dit des sept vices et des sept vertus, où il signifie « (il) se hisse » (vv. 25-26) : Qui plus haut el monde s’encruce, De plus haut en infier trebuce. L’éditeur du texte, J. Bastin, n’y décèle qu’un seul trait dialectal, une réduction di ie à i qui offre une aire d’extension comprenant « grosso modo les provinces de Liège et de Namur à l’est de la Meuse (...) et le nord de la province de Luxembourg »5. Monsieur F. Carton a bien voulu m’indiquer deux occurrences du mot pic. dans les oeuvres de Brûle-Maison et de son fils. Une Chanson villageoise due au premier raconte la mésaventure de Zabeau, qui, « passant dessus un p’tit pont », est tombée dans un trou et enfonce dans la boue jusqu’aux jarretières. Quand elle s’a vu là incrinqué, A crié à l’ayde.6 Jacques Decottignies évoque de son côté, vers 1750, une fille qui, après avoir hésité à se marier, se décide à « risquer le paquet », quand bien même serait-elle assurée d’être encranqué(e), « accrochée »7. À la mention d’eingrinquie chez Bosquètia, un nouveau et important ouvrage lexicographique, l’Essai d’illustration du patois borain d’A.Capron et de P. Nisolle8, ajoute 4 Dans le Jeu de la feuillée : cf. G. MAYER, Lexique des oeuvres d’Adam de la Halle, Paris, 1940 - Genève, Slatkine 1974, p. 70. 5 J. BASTIN, « Trois ‘dits’ du XIIIe siècle du manuscrit 9411-26 de la Bibliothèque royale de Belgique », Revue belge de philologie et d’hist. 20, 1941, p. 467-507. Le texte a relive pour relieve. 6 F. COTTIGNIES dit BRÛLE-MAISON, Chansons et pasquilles, éd. critique, commentaires et glossaire par F. CARTON, Arras, Archives du Pas-de-Calais, 1965, pièce 48, v. 7 (Société de dialectologie picarde, 7). 7 J. DECOTTIGNIES, Vers naïfs, pasquilles et chansons en vrai patois de Lille, éd. critique et glossaire par F. CARTON, Paris, Champion, 2003, vv. 220-21. 8 À par. dans la coll. micRomania (lingua) au C.R.O.M.B.E.L. (rue de Namur 600, B-6200 Châtelet Belgique). Je remercie les auteurs de m’en avoir donné connaissance avant sa parution. de nombreuses attestations chez Henry Raveline (Pâturages, 1852-1932). On leur emprunte les exemples suivants, tirés des recueils Pou dire à l’eschrienne et Voléz co des istoires ? In vlà ! de 1908 : El’ peinchon ingreinquié sus l’ branque de vous gayer « Le pinson perché sur la branche de votre noyer » ; I n’sèt gnié s’ingreinquié sus n’queyère, pou d’aller in haut sus l’planque à potisses « Il ne sait pas se percher sur une chaise, pour aller en haut sur la planche aux petits pots » ; Elle a raminné ein vieye quevau. A deus, el’ ont ingreinquié l’ curé su s’ dos... « Elle a ramené un vieux cheval. À deux, elles ont juché le curé sur son dos... ». Le mot est également relevé par Capron et Nisolle chez d’autres auteurs du Borinage, Henri Tournelle (1893-1961) et Gaston Delattre (1867-1943), ainsi que sous la plume de « J. Crabouyau » dans le journal Le Farceur9. L’article*KRŌK regroupe par ailleurs avec les pic. encrukier, incrinqué, etc. les wallons s’ècroukî « s’engouer, avaler de travers » (en liég. et malmédien10), s’akrukè (Saint-Hubert), s’acruker (Arsimont), etc. J. Haust avait consacré dès 1921 une notice très détaillée à « s’engouer » en Belgique romane, avec carte. Le type [s’encrucher] y domine dans presque tout le domaine proprement wall., à l’exception de la rég. de Waremme et du chestrolais. Il mord aussi sur le lorrain. Par contre, les domaines pic. et champ. ont en général un type dérivé de strouk, struk « souche » (d’orig. germ.) ou des types [s’étrangler] et [s’engosiller] (dans le Tournaisis). Haust rapproche les f. wallonnes des montois s’eincreunkier, s’encrunquelier « s’engouer » (chez Sigart et Delmotte) et cite en note, comme offrant un rapport avec ceux-ci, les pic. encrinqué, s’encrunquer, respectivement « être accroché en parlant des voitures » et « se mettre dans un mauvais uploads/Litterature/ droixhe-ingrinkie.pdf

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