Du dîner de Turin au souper de Venise Étienne Barilier, Université de Lausanne
Du dîner de Turin au souper de Venise Étienne Barilier, Université de Lausanne Casanova prétend avoir rencontré Jean- Jacques Rousseau, mais cette affirmation constitue presque à coup sûr l’un des rares mensonges avérés de son Histoire de ma vie, qui en comporte étonnamment peu1. Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il a rencontré les œuvres de Rousseau, et singulièrement les Confessions. Sa propre Histoire de ma Vie, qui a fait sa gloire, même si elle emprunte à divers modèles italiens, latins et français2, peut à plus d’un égard être lue comme une réponse aux Confessions de Rousseau, parues, on le sait, après la mort de leur auteur (entre 1782 et 1789), mais assez tôt pour que Casanova en ait eu connaissance, lui qui a précisément commencé la rédaction de ses mémoires en 1789. Et de manière à la fois explicite et implicite, il est certain que l’Histoire de ma vie ne cesse de se situer face à Rousseau. C’est le cas dès son prélude. Puisque Rousseau a commencé ses Confessions par une déclaration d’intention, fameuse entre toutes, Casanova, lui aussi, y va de sa déclaration générale, qui fait un écho mi- sérieux mi- parodique à l’exorde de son prédécesseur3. Et puisque Rousseau a donné une place prépondérante au récit de sa naissance et de son enfance, Casanova ne peut être en reste. Au célèbre épisode rousseauiste du ruban de Marion, il oppose le récit du vol d’une lentille optique, qu’il commit habilement avant de glisser l’objet du délit dans la poche de son frère, lequel sera puni à sa place, ce dont Giacomo semble fort 1 Cf. M.- F. Luna, Casanova mémorialiste, Honoré Champion, 1998, p. 305. 2 De la Vita nova de Dante au De vita propria de Cardan, d’Horace à Montaigne… 3 Cf. la parodie signalée par M.- F. Luna, op. cit., p. 193. 1 satisfait. L’ironie anti- rousseauiste du propos est forcément consciente4. Cependant, il est un épisode de l’enfance de Casanova dont les critiques casanovistes et rousseauistes, à ma connaissance du moins, n’ont guère parlé, ou n’ont mentionné qu’en passant5, peut- être parce que Casanova ne songeait pas vraiment, en l’occurrence, à l’écrire « contre » Rousseau. Pourtant, ce passage fait un écho très remarquable à un moment célébrissime des Confessions, et à la célébrité duquel Jean Starobinski a largement et magnifiquement contribué. Je veux parler du « Dîner de Turin ». Comme il y a chez Rousseau un « Dîner de Turin », il y a chez Casanova un « Souper de Venise » dont je me propose de vous entretenir quelques instants. * Il faut d’abord préciser que la vie de l’aventurier, racontée par lui- même, commence par un vide. S’il nous parle de sa petite enfance, c’est d’abord pour dire qu’il n’a rien à en dire, sinon qu’elle a été pour lui comme un trou noir. Il affirme n’avoir aucun souvenir antérieur à sa huitième année. L’interprétation la plus vraisemblable de ce trou noir est liée à l’absence de la mère. Celle- ci, Zanetta Farussi, dite la Buranella, une actrice fort belle et fort connue, dont Goldoni parle dans ses Mémoires, et pour laquelle il écrivit La pupilla, a quitté l’enfant pour des tournées à l’étranger, alors qu’il n’avait qu’un an, le confiant à sa grand- mère. D’une certaine manière, et quand même elle l’a retrouvé plus tard, Zanetta n’a pas reconnu cet enfant, et le petit Giacomo semble avoir été « hébété », comme il le dit, parce qu’il n’a que trop intériorisé cette absence de 4 Cf. M.- F. Luna, op. cit., p. 211 et note 17. 5 Cf. M.- F. Luna, op. cit. p. 122, note 36. 2 reconnaissance. Le regard de sa mère lui a cruellement manqué6. Mais quoi qu’il en soit, le premier souvenir qu’il nous rapporte, et qui remonte à ses huit ans, est une histoire assez effrayante de saignement de nez guéri par une opération de magie noire qui contraint l’enfant à se faire enfermer dans un cercueil. Je ne puis m’y attarder, sinon pour souligner qu’il exprime peu ou prou cette douleur et cette détresse du petit Giacomo que sa mère n’a pas reconnu ; et qu’il marque, de cette façon violente, sanglante, charnelle, l’éveil de l’enfant à la conscience. Le deuxième événement fondateur, pour l’enfant Casanova, c’est l’avènement de son intelligence critique, sa naissance aux Lumières, pourrait- on dire. J’y reviendrai plus tard. * Mais voici le troisième événement, le « Souper de Venise ». Cet événement- là, Casanova ne le donne pas pour fondateur. Il le raconte comme une simple anecdote amusante. Pourtant, on peut y lire bien davantage : aussi bien le récit de sa naissance à la littérature que celui de sa naissance à l’amour. Et cette lecture va nous être merveilleusement facilitée par celle du dîner de Turin, que nous avons tous faite sous la conduite de Jean Starobinski. La scène qui nous intéresse a lieu durant « le carême de l’année 1736 ». L’enfant est donc âgé de onze ans, et sa mère, qui va de nouveau partir en tournée de théâtre, daigne le voir « pour trois ou quatre jours » avant son départ. À cette fin, elle le fait revenir de Padoue, où il est en pension. C’est un certain 6 Le regard et la parole, d’ailleurs. D’où cette phrase terrible de l’Histoire de ma vie: « On croyait mon existence passagère. Mon père et ma mère ne me parlaient jamais » Cette phrase dit tout. Sinon la réalité objective de ce qui se passa, du moins la façon dont l’enfant l’a interprété (cf. G. Casanova, Histoire de ma vie, coll. Bouquins, Robert Laffont, tome I, p. 18). 3 docteur Gozzi qui le conduit à Venise pour cette rencontre avec sa mère. Ce Gozzi n’a rien à voir avec le rival de Goldoni. C’est un jeune prêtre qui est chargé de l’éducation de Giacomo, et qui, soit dit en passant, ne cesse de lui enseigner la cosmologie de Ptolémée et d’Aristote nous verrons plus tard que ce fait n’est pas indifférent. En outre ce jeune prêtre, quoique n’étant pas bigot, dit Casanova, est aussi chaste que sévère. Que se passe- t- il lors de cette visite de Casanova chez sa mère ? Assez peu de chose, jusqu’au souper, au cours duquel un Anglais, présent parmi les convives, propose au petit Giacomo, devant toute la tablée, d’expliquer un distique latin. Or ce distique, l’enfant de onze ans ne va pas se contenter de le traduire, il va lui donner une réponse latine et versifiée à son tour, une réponse pleine d’esprit. Tout le monde applaudit à ce « premier exploit littéraire ». Voici le texte de Casanova : (…) À souper, le docteur [Gozzi] assis près de ma mère fut fort gauche. Il n'aurait jamais prononcé un seul mot si un Anglais, homme de lettres, ne lui eût adressé la parole en latin. Il lui répondit modestement qu'il n'entendait pas la langue anglaise, et voilà un grand éclat de rire. M. Baffo7 nous tira d'embarras nous informant que les Anglais lisaient le latin suivant les lois qu'il faut observer pour lire de l'anglais. J'ai osé dire qu'ils avaient tort autant que nous l'aurions lisant l'anglais comme si nous lisions du latin. L'Anglais ayant trouvé ma raison sublime écrivit ce vieux distique8, et me le donna à lire : Discite grammatici cur mascula nomina cunnus Et cur femineum mentula nomen habet. (Grammairiens, pourquoi donc disons- nous : « le connin » Tandis que nous mettons « mentule » au féminin ?)9 7 Giorgio Baffo (1694- 1768), poète libertin dans tous les sens du terme. 8 Du poète néo- latin Jean Second (Jean Everaerts, 1511- 1536), auteur des Basia. 9 Traduction personnelle, et « libre ». 4 Après l'avoir lu tout haut, j'ai dit que pour le coup c'était du latin. Nous le savons, me dit ma mère, mais il faut l'expliquer. Je lui ai dit qu'au lieu de l'expliquer, c'était une question à laquelle je voulais répondre; et après y avoir un peu pensé j'ai écrit ce pentamètre : Disce quod a domino nomina servus habet. (Le maître aime à donner son sexe à la servante)10. Ce fut mon premier exploit littéraire, et je peux dire que ce fut dans ce moment- là qu'on sema dans mon âme l'amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent au faîte du bonheur. L'Anglais étonné, après avoir dit que jamais garçon à l'âge de onze ans en avait fait autant, me fit présent de sa montre après m'avoir embrassé à reprises. Ma mère curieuse demanda à M. Grimani ce que ces vers signifiaient ; mais n'y comprenant pas plus qu'elle ce fut M. Baffo qui lui dit tout à l'oreille : surprise alors de ma science elle ne put s'empêcher d'aller prendre une montre d'or, et de la présenter à mon maître [le chaste abbé Gozzi] qui ne sachant comment faire à lui marquer sa grande reconnaissance, fit devenir la scène très comique. Ma mère pour uploads/Litterature/ du-diner-de-turin-au-souper-de-venise-nouvelle-version-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 09, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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